Propos et confidences de Pierre-Marc Johnson

2010/10/13 | Par Claude Vaillancourt

Pierre-Marc Johnson a été reçu à la Commission des institutions le 6 octobre dernier. En tant que négociateur en chef du Québec de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AÉCG), il a dû répondre à une enfilade de questions de la part de députés de différents partis. Pendant toute la séance, il a oscillé entre la franchise plus que contenue et la pure langue de bois. Et il a laissé les auditeurs perplexes.

Louise Beaudoin, du Parti québécois, a rapidement abordé l’un des aspects les plus inquiétants de l’accord : le déficit démocratique dans lequel il se négocie. Elle s’est même vu refuser les principaux documents, essentiels selon elle pour savoir «de quoi on parle».

Johnson lui a rappelé que le manque de transparence fait partie intégrante du mode de négociation d’un accord. Il s’agit d’une «tradition», selon lui. Les textes ne sont pas définitifs et certains passages seraient des «ballons» pour tester les réactions des autres négociateurs.

Tout cela montre bien la curieuse schizophrénie dans laquelle se fabriquent les accords commerciaux. Le petit monde des négociateurs est bel et bien autarcique. Ceux-ci n’ont pas de comptes à rendre à qui que ce soit, et dans un jeu de poker, ils balancent des secteurs de l’économie pour le bien de tous, en espérant — nous l’avons vu à diverses occasions — que quelques-unes de leurs petites manigances contre des droits acquis ne soient pas découvertes par des détracteurs, dans les quelques milliers de pages de l’entente.

Parce que Pierre-Marc Johnson l’a bien dit, à propos du Canada et de l’Union européenne : «Ils vont s'engager, y compris les provinces, à modifier leur législation pour faciliter ça, puis ensuite ils vont négocier 2 000 pages d'exceptions aux deux premiers principes. C'est ça qu'on est en train de faire».

Et comme il s’agit en plus d’une entente à l’aspect «extraordinairement technique», on comprend très bien dans quoi nous engageront les négociateurs : à adopter en bloc un texte que personne n’aura lu et n’aura compris, selon le principe que cet accord a été conçu pour notre bien.

Cacher un contenu essentiel, avec de graves conséquences, sous une tonne de mots et un charabia incompréhensible est aussi une part importante du déficit démocratique qui rend l’AÉCG suspect.

Louise Beaudoin s’est étonnée que les négociations se déroulent en anglais et que les documents qui nous sont parvenus — essentiellement une ébauche de l’accord datant de janvier 2010 et diffusée par la société civile — se lisent uniquement dans la langue de Shakespeare (ou plutôt d’un ersatz hautement technocratique de celle-ci).

Si l’anglais est la langue choisie, a répondu Johnson, c’est que les Européens l’ont imposée. On admire ici la fermeté de nos négociateurs, qui n’arrivent même pas à dialoguer dans une des deux langues officielles du pays — le français — parlée en sus dans l’un des plus importants pays européens. Et on peut se demander à quel point on peut faire confiance à des négociateurs aussi dociles et complaisants.

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Les circonlocutions du négociateur en chef — il a lui-même admis user de «langue de bois» — ne l’ont pas empêché d’aborder certains sujets essentiels. Comme les marchés publics, qui sont l’une des principales cibles des Européens.

Ces marchés, nous rappelle Johnson, c’est 11,9 milliards de dollars par année. Pourquoi alors laisser tous ces beaux dollars à des entreprises québécoises et ne pas en distribuer largement à nos amis européens?

En échange, nous dit-on, nos entreprises auront accès à un immense territoire de 500 millions d’habitants et à leurs marchés publics. Il faut toutefois avouer que le combat sera inégal. Les compagnies européennes sont les plus performantes dans ce secteur. Pour quelques gains, il y aura de nombreuses pertes. Et nos gouvernements se seront privés au passage d’un excellent levier pour stimuler l’économie locale.

Sans être la cible de négociations directes, nos monopoles d’État sont aussi l’objet de préoccupations. D’abord, parce que «tous les monopoles dans le monde entier agacent ceux qui négocient des accords de libre-échange.»

Aussi, parce que les Européens, eux, ont su les éliminer. L’énergie, la poste, les transports, les autoroutes, les télécommunications, de monopoles d’État et de services publics qu’ils étaient, sont aujourd’hui des sociétés avec actionnaires en quête de nouveaux marchés.

En conséquence, la qualité des services a souvent diminué et les États se privent de précieux revenus, qui auraient particulièrement été bénéfiques en ces temps d’austérité. Pierre-Marc Johnson nous dit cependant que grâce à la concurrence, on peut offrir des meilleurs prix en fin de course aux consommateurs.

Erreur : dans le cas de l’électricité, par exemple, l’ouverture du secteur à la concurrence a causé des augmentations allant de 20 à 77% dans les différents pays européens, sur une période de cinq ans, selon l’Observatoire international des coûts énergétiques.

Certes, dans la plupart des secteurs, comme celui de l’alcool, «les Européens ne semblent pas vouloir se substituer au monopole qu'il y a au Canada.» Tant et aussi longtemps que se maintiendra un rapport de force : les Québécois ont montré à diverses reprises à quel point ils tiennent à préserver ces secteurs sous le contrôle de l’État. Il faut cependant se rappeler que ce n’est pas le choix des Européens et que ceux-ci ne cesseront jamais complètement de les convoiter.

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Pierre-Marc Johnson a toutefois su montrer qu’il arrive aux négociateurs de sortir de leur bulle et de rester sensibles aux pressions de groupes bien organisés. Selon lui, par exemple, le gouvernement du Québec « défend le système de gestion de l'offre, et le monde agricole québécois n'a pas à s'inquiéter».

Ce système, rappelons-le, permet de protéger les secteurs de la volaille et des produits laitiers. Il est défendu avec acharnement par l’Union des producteurs agricoles qui a sur le rendre intouchable. Johnson rappelle qu’en échange, les Européens pourront garder leur «56 milliards d'euros de subventions au monde agricole de la part de la Commission européenne».

La culture aussi semble pouvoir reprendre son souffle. Pourtant, dans une lettre publiée dans La Presse du 24 septembre, le sénateur Francis Fox soulignait que le Canada « a proposé d'inclure dans cet accord une clause d'exemption culturelle qui spécifie que l'accord ne s'applique pas à une variété d'activités des industries culturelles: l'édition, la presse écrite (journaux et magazines), l'enregistrement sonore et la musique en feuilles, le cinéma et la radiodiffusion».

Johnson réplique: « Il n'est pas question de soumettre le monde de l'édition, le monde de l'audiovisuel, qui sont des lieux d'expression extrêmement importants pour la culture, à l'accord commercial lui-même.» Qui doit-on croire? Il faut souligner ici que la Coalition pour la diversité culturelle fait un excellent travail de vigilance à ce sujet.

Autre surprise : «il n'est pas question de privatisation des réseaux de distribution d'eau dans cette négociation». Se pourrait-il que la lutte de nombreuses organisations, lors des négociations de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) à l’OMC, aient porté fruit et que leurs revendications se soient transposées dans les négociations de l’AÉCG (que Johnson préfère nommer de son nom anglais CETA)?

Il faut dire cependant que cette affirmation de Johnson est contredite par ce que l’on trouve dans l’esquisse de l’accord, selon laquelle l’Europe a fait un demande de couverture de «toutes les entités qui offrent ou exploitent des réseaux fixes», y compris «la distribution d’eau potable».

Malgré ces quelques propos rassurants, Pierre-Marc Johnson n’est pas parvenu à effacer les inquiétudes manifestées par divers représentants de la société civile. Tout ce qu’il a défendu tiendra-t-il lorsque l’accord sera bouclé?

Que doit-on attendre d’un accord négocié en secret, au bénéfice de la seule classe des affaires, sans que personne d’autre ne soit consulté? Qu’en est-il des questions qui n’ont pas été abordées : les OGM, la présence d’un chapitre sur l’investissement, le respect des conditions de travail?

Cet accord risque donc de ressembler à ses prédécesseurs : une entente pour la grande entreprise, provoquant l’affaiblissement de la démocratie et des plusieurs protections sociales. Mais avec une portée encore plus grande. Pour cette raison, il ne faut pas cesser de le tenir à l’œil.



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