Chante avec moi à l’Espace libre

2010/10/29 | Par Marie-Paule Grimaldi

On ne peut pas dire que la dernière création de l’éclectique Olivier Choinière est une pièce de théâtre, dans le sens traditionnel. Il faut dire que l’auteur et metteur en scène maître de la mise en abîme a déjà exploré plusieurs avenues autour de la performance, cherchant à déstabiliser, remettre en question, confronter, et non pas à nécessairement raconter ou divertir.

Chante avec moi présenté à l’Espace libre est plus un exercice théâtral qu’autre chose, mais un exercice théâtral fulgurant, impressionnant et délicieusement démonstratif.

Ils sont cinquante sur scène, dans une distribution un peu alternative mais réjouissante de talents, tous aussi bon les uns que les autres, à chanter, danser, jouer des instruments, de manière incessante et de plus en plus excessive, une mélodie apparemment banale.

Un à un ou par groupe, les personnages, hommes et femmes du quotidien tous différents les uns des autres, viennent s’ajouter à la cadence. C’est la grande chanson qui réunit tout le monde, leur faisant oublier toutes disparités d’âge, de culture, de croyance.

Une première démonstration se veut aussi loufoque que flamboyante, et veut faire croire à une certaine spontanéité, un élan de masse qui crée l’unité le temps d’une illusion. Tout le monde est beau, gentil, tout le monde s’aime.

Mais le beatbox recommence, plus rapide, et au deuxième tour chacun connaît son rôle, le pousse plus loin, plus rock, plus sexy, plus star. Les militants de tout à l’heure sont devenus politiciens, la jeune fille en fauteuil roulant est désormais une ballerine en fauteuil roulant, tout est souligné, plus faux que jamais.

C’est l’industrie du spectacle, and the show must go on, il ne leur est plus permis de partir, de s’arrêter, de cesser de sourire. La musique de plus en plus forte est oppressive, toute cette mascarade est totalitaire, il ne s’agit plus de participation mais d’obéissance, de marionnettes. Des techniciens s’assurent que chacun tient sa place puis ramassent les corps tombés, font rouler le système.

Olivier Choinière fait à la fois une critique de l’industrie du spectacle qui fait croire que chacun est exceptionnel mais qui en fait normalise, et sur la capacité de cette industrie à dissoudre les identités individuelles sous les prétextes de divertissements culturels.

On pense facilement aux Star Académie et autres ou aux foules immenses que font déplacer certains artistes. Mais l’auteur ne s’attaque pas qu’à un système, il le fait aussi envers les individus, envers notre propre tendance à se donner en spectacle et à vouloir se fondre dans un «Ensemble » de manière candide ou intéressée, de vouloir croire à un bonheur universel possible, facile, malgré toutes dissonances.

La chanson est ici un choix facile, mais l’auteur nous parle de n’importe quelle idéologie qui nous fait suivre une voie docile sans place pour une réelle expression identitaire authentique, dans ce besoin du commun, et tout ce qui nous pousse à entonner l’air du temps.

Le propos est assez didactique, comme dans presque toutes les créations de Choinière et de la compagnie L’Activité. Ce n’est pas des plus subversifs mais magnifiquement illustré et réussi. Ce tour de force c’est bien sûr les cinquante comédiens qui, dans un contexte somme toute limitatif, interprètent avec intensité et une énergie incroyable des personnages simples mais typés auxquels on croit, déployant une superbe mosaïque devant nous, donnant tout dans la chorégraphie également.

Chaque soir un artiste de la chanson différent vient de plus se prêter au jeu, on ne sait lequel, le soir de la première Tricot Machine était là. Avant tout, c’est la mise en scène de Choinière et d’Alexia Bürger qui renverse avec une rythmique de hautes voltiges et une direction d’acteur impressionnante, et surtout cette capacité à manier un ensemble audacieux en étant aussi débridé et éclaté que concis. À la direction musicale, Philippe Breault fait aussi un excellent et ingénieux travail, dans les circonstances.

Chante avec moi est une offre une peu folle et époustouflante. On reste dans une rhétorique, on frôle presque la morale, mais c’est une démarche tout à fait cohérente à la démarche de son créateur. On y rit parfois mais on n’y passe pas nécessairement un moment agréable, et c’est voulu, le spectacle est en soi une ironie. Mais on en ressort dynamité par cette performance hors du commun, rare et étourdissante. À voir.

Chante avec moi, 26 octobre au 6 novembre, Espace Libre, 1945 Fullum