À propos de Jean-François Lisée et de la répartition de la richesse (4)

2010/12/01 | Par Pierre Dubuc

Dans « S’enrichir durablement, c’est s’enrichir collectivement », le texte du SPQ Libre publié dans Le Devoir la veille du Conseil national où allait être déposée la Proposition principale du Parti Québécois, nous mettions en évidence le fait que le syndicalisme était le premier outil de répartition de la richesse. Nous écrivions :


 Il ne faut jamais oublier que la première répartition de la richesse dans notre société s’opère par le partage entre les profits et les salaires et que les syndicats constituent le facteur déterminant d’une plus grande justice sociale. Cela s’observe facilement. Les syndiqués sont mieux rémunérés que les non-syndiqués; l’écart entre les salaires des hommes et des femmes est moindre chez les syndiqués. En fait, la classe moyenne est une création de la syndicalisation et que le Québec soit l’endroit en Amérique du Nord où l’écart entre les riches et les pauvres est le plus faible n’est évidemment pas étranger au fait que près de 40% de notre main-d’œuvre est syndiquée. De plus, historiquement, avant d’être véhiculées par des partis politiques, nos mesures sociales ont d’abord été des revendications syndicales.

On comprend pourquoi ce texte a été à l’origine de l’expulsion du SPQ Libre du Parti Québécois lorsqu’on prend connaissance du contenu de la Proposition principale, axée sur le nouveau credo de Mme Marois : l’enrichissement individuel.

En effet, les mots « travailleur » et « syndicat » n’apparaissent qu’une seule fois chacun, et hors de leur contexte référentiel habituel dans la Proposition principale. Ainsi, le mot « travailleur » figure uniquement dans le chapitre sur la forêt et les mines, dans une proposition visant à « encourager la participation financière des travailleurs à la relance des entreprises forestières » (sic!).

J’aime le Jean-François Lisée qui partage cette idée du rôle fondamental de la syndicalisation dans la répartition de la richesse et de la création de la classe moyenne. Cependant, j’aime beaucoup moins les propositions mises de l’avant soi-disant pour rétablir la « réputation du secteur public », dans Pour une gauche efficace (Boréal).

(Avant d’aborder cette question, je signale que Jean-François Lisée propose dans le chapitre 10 de son livre la création de comités d’entreprises, une modification au code travail pour faciliter la syndicalisation, notamment dans le secteur des services, et des élections syndicales nationales. Ces structures, empruntées au modèle français, sont plaquées sur notre système, sans tenir compte des conditions qui les ont vues naître en France. Par exemple, les comités d’entreprises sont nés dans le contexte très particulier de la Libération avec tout un éventail de mesures sociales.

D’autre part, ces propositions s’inscrivent chez Jean-François Lisée dans un plan abracadabrant pour stimuler la productivité axé sur une réforme de la fiscalité qui ferait migrer la taxe sur la masse salariale vers la TVQ en échange de la production de plan d’entreprises pour la productivité. Pour un plan encore plus délirant de réforme de l’économie planétaire cette fois, toujours par le biais essentiellement de la fiscalité, nous renvoyons le lecteur au texte de Jean-François Lisée dans Imaginer l’après-crise (Boréal). Nous y reviendrons)

Examinons les propositions de Jean-François Lisée ayant plus de chance de trouver preneur au Québec. Elles portent essentiellement sur le secteur public. Jean-François Lisée s’est donné pour mission de rétablir la réputation du secteur public, attaquée par la droite, par une série de propositions qui sont, en fait, des concessions à la droite!

Regardons le sens de sa démarche. La mauvaise réputation du secteur public québécois se concentre, selon lui, sur deux axes : sa performance et la sécurité d’emploi. C’est du moins le message qu’envoie le gouvernement Charest avec le recours aux Partenariats privé-public (PPP) et le remplacement de seulement un fonctionnaire sur deux.

Selon Jean-François Lisée, trois arguments sous-tendent le discours anti-fonction publique : son effectif jugé trop élevé; son rendement, qu’on considère mauvais puisque la fiscalité québécoise est plus lourde que celle de nos voisins; son efficacité, puisqu’on lui préfère le privé et les PPP chaque fois que cela semble possible.

Jean-François Lisée est à son meilleur lorsqu’il réfute les deux premiers arguments. Quand on tient compte du nombre de fonctionnaires municipaux et fédéraux en Ontario qui exécutent des tâches dévolues au Québec aux fonctionnaires provinciaux, le nombre de fonctionnaires au Québec est presque exactement le même qu’en Ontario.

De même, si on prend en compte les programmes sociaux offerts au Québec qui ne le sont pas en Ontario (CPE, assurance-médicaments, etc.), il en ressort que la fonction publique québécoise fait en sorte que le Québec reçoit davantage de services par dollar dépensé que l’Ontario.

Les choses se gâtent quand Jean-François Lisée aborde la question de l’efficacité. Dans le cas des PPP, il se rabat sur une idée mise de l’avant par Louis Bernard, soit la désignation d’un évaluateur en chef qui établirait le budget et l’échéancier de tous les grands chantiers, en ayant recours à des firmes de consultants privés pour faire ces évaluations. La maîtrise d’œuvre resterait ensuite du domaine public, précise Jean-François Lisée, en ajoutant que de toute façon on sous-traite au privé pour l’exécution.

Quelques observations rapides. La popularité des PPP s’estompe. Premièrement, parce que les gouvernements, de nouveau légitimé de recourir à des déficits avec la crise, ont moins besoin d’avoir recours aux PPP pour sortir le financement de projets de leur périmètre fiscal. Deuxièmement, il s’est avéré que la gestion des PPP, avec des contrats aux milliers de clauses, était beaucoup plus lourde et moins efficace que la gestion par la fonction publique. Enfin, l’idée de recourir à des firmes de consultants privés ou à des firmes de génie conseil a aussi du plomb dans l’aile avec les révélations récentes sur le trafic d’influence dans le monde de la construction. Nous y reviendrons.

Mais l’idée maîtresse de la « gauche efficace » que Jean-François Lisée veut introduire est de confier aux employés de la fonction publique la gestion de leur travail, de transformer leur unité syndicale en petite entreprise. Voyons comment il présente les choses :

Avec les organisations entrepreneuriales syndicales (Fonds de solidarité, Fondaction), la direction de l’établissement public crée l’unité de travail « cafétéria » avec les employés et les cadres qui y travaillent. Qu’on leur délègue entièrement la gestion du budget de leur unité et qu’on leur dise que 25% de toute augmentation des revenus provenant de gains de productivité, augmentation des ventes, réduction du personnel pour départs volontaires à la retraite, leur seront retournés en primes et augmentations de salaire. Les autres 75% reviendront à l’État. Faisons de même pour les buanderies et tous les services de soutien qui n’offrent pas un service de base (soins de santé, éducation).

Une fois cette réforme établie et rodée – après des projets-pilotes et une période d’adaptation –, rien n’interdirait à ces micro-entreprises publiques de salariés de déborder de leur cadre d’origine et de se faire concurrence entre elles, dans le service public, et même à l’extérieur. Une seconde étape devrait ensuite consister à exposer ces unités internes à la concurrence des soumissions du privé – toujours avec le maintien garanti de l’emploi, du salaire et des conditions de travail. 

Jean-François Lisée n’a pas inventé cette formule. Comme il le spécifie dans son livre, elle a été utilisée à Indianapolis. Mais nous ajouterions qu’elle n’est pas une idée de gauche. Cependant, nous voulons bien admettre qu’elle puisse une idée de la « gauche efficace », si celle-ci accepte d’y inclure Jean-Paul Gagné, l’éditorialiste du Journal Les Affaires.

En effet, dans l’éditorial de l’édition du 20 septembre 2003 intitulé « Pas de modernisation de l’État sans ouverture de l’article 45 », Jean-Paul Gagné demandait un amendement à l’article 45 du Code du travail – qu’il obtiendra – en soulignant que le gouvernement Charest ne pourra s’attaquer à la réingénierie de l’État sans sous-traitance et sans partenariat privé-public. « Son assouplissement, écrit-il, permettrait de céder certaines activités à des organismes sans but lucratif, à des organismes communautaires, à des coopératives, à des sociétés privées et même à des entreprises que les fonctionnaires pourraient eux-mêmes créer, comme l’ont fait des employés de la ville d’Indianapolis. »

À lire également,

À propos de Jean-François Lisée et de la coalition souverainiste (1)

À propos de Jean-François Lisée et la question identitaire (2)

À propos de Jean-François Lisée et de la création de la richesse (3)

À propos de Jean-François Lisée et de la répartition de la richesse (4)

À propos de Jean-François Lisée et de la fonction publique (5)