Les Fros, des débroussailleurs d’espérance

2010/12/10 | Par Ginette Leroux

Au beau milieu des mouches et des souches abitibiennes, des immigrants originaires d’Afrique, d’Europe de l’Est et d’Asie se joignent aux travailleurs québécois en quête d’un gagne-pain saisonnier.

Les débroussailleurs nettoient la forêt afin de rendre aux arbres en pleine croissance l’espace et le soleil nécessaires pour atteindre leur maturité. Du printemps aux premières neiges, ils accomplissent le plus dur métier forestier. Dans les bois comme dans les camps, ces hommes d’ici et d’ailleurs donnent la pleine mesure de leur courage et de leur ténacité. Chemin faisant, chacun raconte son parcours individuel parsemé d’obstacles, parfois de déconvenues, surtout d’espoir.

Mais, au-delà du salaire, du dur labeur, des différences culturelles, un dénominateur commun les unit : un immense sentiment de liberté. Touchants, ces hommes nous font passer du rire aux larmes. On ne pouvait choisir meilleur film d’ouverture des récentes Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM).

Assis en face de moi lors de l’entrevue accordée aux médias dans les locaux de la Cinérobothèque de la rue Saint-Denis à Montréal, la cinéaste Stéphanie Lanthier et ses Fros Antonie, Gérard et Mamadou forment un quatuor particulièrement sympathique.

Il y a deux ans, Stéphanie Lanthier sillonnait les camps de bûcherons de la forêt abitibienne. « Avec mon 4x4, mes bottes qui ne sont pas neuves – important pour inspirer confiance aux gars –, mon coffre à outils, mes câbles à « booster », je ne suis pas la petite fille de la ville qui débarque dans un monde d’hommes », raconte celle qui, en plus d’amener son chien, a pensé mettre un lit dans son « pick-up » au cas où toutes les roulottes seraient occupées.

Durant des mois, elle a accompagné ces hommes au quotidien. Levée aux aurores, elle les a écoutés et compris. « Stéphanie m’a suivi à des endroits de la forêt terriblement difficiles d’accès », lance Gérard, pas peu fier de sa réalisatrice. « C’est comme si elle était née pour ça », relance son camarade Antonie.

On voit bien que la fille de bûcheron de Mont-Laurier connaît par cœur les habitudes et le langage des travailleurs en forêt.

Inscrit dans la mouvance de Deux mille fois par jour, un premier long métrage coréalisé avec Myriam Pelletier-Gilbert en 2004 dans lequel il était question de la quête de sens chez les jeunes planteurs d’arbres, ce deuxième documentaire sur les travailleurs forestiers donne la parole aux débroussailleurs, un métier apparu dans la foulée du mouvement environnementaliste des années 1980 avec, en trame de fond, une nouvelle vague d’immigrants, venus travailler dans la forêt du Nord québécois à l’instar de ceux qu’on appelait les Fros (pour Foreigners), ces étrangers employés à la mine en Abitibi au cours des années 1930.

« Au moment du tournage, la Commission Bouchard-Taylor en était à ses premières conclusions. Elles contrastaient complètement avec ce que je voyais dans le bois. Des travailleurs de langue française de souche québécoise, représentants de la figure mythique et emblématique du bûcheron, au coude à coude avec des hommes issus des communautés culturelles. Tous s’adaptent à ce qu’il y a de plus ancestral chez nous », relate Stéphanie Lanthier pour qui le lien avec le Québec d’aujourd’hui est l’évidence même.

« Un vrai coup de foudre, comme en amour », raconte la jeune femme de sa rencontre avec Gérard et Antonie. Mamadou, lui, est apparu plus tard, grâce aux médias sociaux.

Entre deux blocs de tournage, alors qu’elle passait l’été à Rouyn, ville d’adoption de Mamadou, sa femme, qui avait entendu la réalisatrice à la radio, la contacte sur Facebook et la convainc que son Malien de chum était le candidat idéal pour le film.

« Le hasard est beau », dira la cinéaste comblée qui a tout de suite vu en Mamadou son troisième conquérant de la forêt boréale. Les Fros venaient de naître.

Une relation fraternelle basée sur la confiance, le respect et l’authenticité s’est développée entre Stéphanie et ses hommes. « Je suis comme la sœur d’Antonie et de Mamadou, la fille de Gérard et même Yvan, le contremaître, se comportait comme si j’étais sa fille », se souvient-elle. « Notre petite sœur de couleur », ajoute Mamadou, en éclatant de rire.

Ces liens de confiance, la cinéaste les a tissés grâce au temps qu’elle a passé avec eux avant le tournage « pour que rien ne soit bousculé quand le gros Kodak arriverait ». Grâce aussi à la stabilité d’une petite équipe de trois personnes qu’elle formait avec le directeur photo et le preneur de son sur les lieux de tournage. « Pour nous, ces hommes n’étaient pas que des personnages, mais des êtres humains », explique-t-elle.

« Si Mamadou a de la misère avec son camion, j’m’arrête et j’l’aide. Peu importe l’origine du gars, dans le bois, on s’entraide. Sa scie est brisée? Si j’ai le morceau, je lui prête et on répare ensemble. Comme ça, il peut finir sa journée. Même métier, mêmes conditions de travail. L’entraide est essentielle et on la vit tous les jours.», raconte Gérard, un tendre, amoureux fou des femmes et de la vie. Après avoir vendu ses commerces, il prend le chemin du bois pour y soigner son stress, retrouvant au détour ses origines amérindiennes, sa quiétude et une liberté trop longtemps mise en suspens. « Chaque fois que je m’arrête, que je m’assois et que je vois les oiseaux voler et le lièvre passer, que la pie vient chercher ma croûte de sandwich, ça me rend heureux », ajoute celui qui profite de ce bonheur depuis 20 ans.

Quand il a quitté sa Roumanie natale, Antonie croyait trouver refuge à l’Ouest. En Espagne, il a travaillé dans un cirque puis, chemin faisant, le sans-papier a vécu comme il pouvait, exerçant différents métiers. Après dix années de galère, c’est de l’intérieur d’un conteneur qu’il est sorti du bateau qui accostait à Montréal. « Si c’était à refaire, je le referais », affirme l’ancien électricien qui n’avait rien à perdre après avoir goûté à la dictature de Ceausescu. « Ici, c’est la terre promise », ajoute l’ardent débroussailleur, heureux d’avoir tenté sa chance.

Mamadou vit à Rouyn depuis 5 ans. « Après sept ans à travailler au port de Montréal, je pouvais décharger deux conteneurs de 53 pieds par jour au maigre salaire de 4,25$ l’heure », confie le solide gaillard, furieux d’avoir été exploités par ces propriétaires de flottes navales.

Ingénieux et travailleur, épris de dépassement et d’émulation, le fan fini d’Alexandre le Grand, dont il lit et relit sans cesse les exploits, cherchait un travail rémunéré au rendement. Lorsqu’il entend parler de la coupe de bois en Abitibi, il prend aussitôt la route en direction de Rouyn-Noranda en compagnie de six autres de ses compatriotes.

« Là, j’ai compris qu’il y avait du bois et qu’on devait le couper. On a rencontré le « boss » qui nous a dit de revenir en avril », se souvient Mamadou. Bottes aux pieds et débroussailleuse au poing, il a « accoté en deux mois le travail d’un homme de 10 ans d’expérience », raconte le nouvel homme du Nord. Si bien, qu’avant la fin de la saison, il a remporté le prix du meilleur débroussailleur parmi les cinq cents autres travailleurs de la compagnie. Pour l’occasion, son employeur lui a remis un briquet gravé pour souligner sa performance. « Ce métier me permet d’être grand comme Alexandre », s’amuse-t-il à répéter.

Dans ce « no man’s land » d’épineux, ces travailleurs forestiers, venus chercher la liberté et le respect de l’être humain en harmonie avec la nature, doivent s’accommoder d’un travail pénible souvent trop exigeant pour le cœur, ce qui entraîne des risques d’accident ou de fatigue excessive.

Souvent à la solde de sous-traitants pour qui les normes du travail sont le dernier des soucis, ces hommes se voient, de surcroît, obligés d’assumer le coût de leurs outils. C’est ce que nous apprend, entre autres, Marie-Paule Villeneuve dans son livre Le tiers-monde au fond de nos bois.

Le documentaire de Stéphanie Lanthier ne montre pas que les bons côtés du métier. Si les débroussailleurs du film débordent d’enthousiasme et d’humanité, ces bons gars savent aussi manifester leurs inquiétudes et souligner les aspects beaucoup moins reluisants du métier le plus rude de la forêt.


Les Fros, des débroussailleurs d’espérance, un film de Stéphanie Lanthier, en salles le 10 décembre à Montréal et à Québec.