Polygone, MaChouette et Daniel Leblanc

2010/12/21 | Par André Bouthillier

À l'automne 2010, la saga de la firme de communication, le Groupe Polygone, s’est terminée devant la Cour Suprême du Canada et a offert une leçon de sémantique sur le mot « turpitude » (01). Nous avons assisté à la corrida judiciaire d’une compagnie frauduleuse qui a tenté, pour sauver ses fesses et le montant de sa fraude, de s’en prendre aux messagers, avec la mise en jeu : de l’emploi et la carrière d’un « lanceur d'alerte » et d’un principe important dans le système démocratique : la protection des sources d’information des journalistes

Sous la bienveillance des préjugés qui prêtent volontiers aux commerces privés de meilleures performances organisationnelles qu’aux départements ou services de la fonction publique, cette entreprise a pu extorquer l’un des plus gros montants du « Programme des commandites du gouvernement fédéral du Canada ».

La Commission Gomery, enclenchée pour démystifier les pratiques de fraude systémique reliées au financement du Programme découvrit que le Parti Libéral du Canada était de mèche avec les fraudeurs.

Ce qui amena une fin déshonorable à l’ère politique de l’Honorable premier ministre Jean Chrétien. Spécifions que le mot honorable est d’usage dans l’étiquette du Parlement canadien et ne présume en rien de l'honorabilité du porteur de titre.

Pour contrer l'esprit nationaliste des québécois, la gouverne éclairée des Jean-Jean (Chrétien et Pelletier) implanta à partir du bureau exécutif du Premier ministre une filière de gestion déréglementée du programme gouvernemental de commandites

Un prêchi-prêcha fédéraliste qui prit la forme consumériste d'inscription de slogans sur des produits dérivés comme des balles de golf, des bandes de patinoire, des ballons géants et autres objets portant des slogans. Le mot Canada devait faire vibrer la fibre canadienne au Québec.

Effet pervers ou planifié, le programme des commandites servit plutôt à enrichir des firmes de communication et, du même coup, le Parti Libéral du Canada qui reçut une ristourne sur chaque contrat octroyé par ce système laxiste à souhait.

Toutes les règles d'éthique de la fonction publique furent bafouées par des gens qui, pour se dédouaner, se réclamèrent de la droite efficace, professant leur foi en la supériorité incontestée des règles de gestion privée, un leurre nourri par les rêves les plus hallucinants des conseillers en « management » et prodigué dans les écoles des Hautes études commerciales.

Le temps c’est d’l’argent, alors bougeons rapidement, pas de «tatillonnage» de fonctionnaires, opérons et vidons les caisses au profit de notre vision; à même les cotisations fiscales des contribuables, la ressource naturelle la plus inépuisable pour les orchestrateurs d’enrichissement individualiste.


Membres du Parti Libéral du Canada, vous ne me croyez pas?

Vous doutez encore que la Commission Gomery fut utile pour démontrer la corruption du PLC sous Jean Chrétien ? Alors, comment appelle-t-on la somme de 1,1 million de dollars remise au gouvernement du Canada par le plus meilleur parti politique au Canada, le 1er novembre 2005 ? Le Parti se croit-il absous parce qu’il a livré son directeur général en pâture à la justice, avec pour sentence quelques jours de prison ?

Malgré tout et comme le soulève le journaliste Leblanc dans son livre sur l’histoire des commandites, son contact incognito « MaChouette » estime que la commission Gomery et la Gendarmerie royale du Canada ne furent pas à la hauteur du contingent de coupables influents, car nombreux sont ceux cachés dans l’ombre encore aujourd’hui. «C’est triste, dit-elle, il y a eu tout ce fla-fla et on s’est seulement concentré sur 30% de ce qui est arrivé».

Cela en dit long sur la capacité très limitée du système médiatique et judiciaire canadien à découvrir, enquêter et informer les citoyens sur la manière scandaleuse dont ils sont gouvernés. Et encore heureux qu’un journaliste en ait été informé !

Pour tout citoyen honnête et doté du gros bons sens, une compagnie signataire d’un contrat gouvernemental qui ne l’exécute pas, surcharge des frais, donne des ristournes au parti politique élu, est coupable de fraude.

Ses dirigeants doivent répondre pour leur manque total d'éthique ou d'honnêteté, de la même façon que tout travailleur serait passible devant de tels délits. Mais les lois en décident autrement

Mais pourquoi donc les présidents de ces compagnies frauduleuses ne sont-ils jamais emprisonnés ?

C’est un effet du « Voile corporatif » qui les protège. En effet, la loi canadienne ne juge pas responsables des agissements de leurs compagnies, les personnes qui siègent au conseil d'administration, ou à la présidence de la direction de l'entreprise.

La Loi les considère comme deux entités différentes. Pour sourire un peu, je dirais que l'entreprise est la personne morale et que ces gens sont les personnes amorales. Et oui il y a des députés qui ont voté pour ça un jour: donner le statut d’une personne avec des droits à une chose!

S'il est possible de prouver qu’un dirigeant a réellement commis un vol ou une fraude, alors le voile corporatif pourra être levé. Un vol est un vol, quoiqu'il faille le prouver pour avoir une condamnation devant les tribunaux. Les administrateurs de compagnies, bien assis dans leurs fauteuils capitonnés et en charge des opérations, sont protégés par des règles administratives, des codes d'éthique, des délégations de pouvoirs, reléguant, la plupart du temps, la responsabilité du délit à un cadre subalterne.

Est-il envisageable de remplacer cette loi par une autre et rendre les dirigeants responsables des actes de leurs compagnies ? Le ministre québécois Raymond Bachand a manqué une belle occasion l'an passée, lors de la révision de la loi sur les sociétés par actions.

Alors pour prendre ces entreprises en flagrant délit, il ne reste que deux ou trois moyens : faire appliquer à la lettre les contrats non respectés en vertu des ententes signées entre les parties, les impôts et les taxes dues à Revenu Québec ou Revenu Canada.

Le programme des commandites a fait la fortune de Luc Lemay, un homme d’affaires qui a déjà connu un succès évident avec l'édition de l'Almanach du peuple, la revue Sentiers, chasse et pêche et les encyclopédies Grolier.

De 1998 à 2003, Polygone-Expour a tiré un peu plus du tiers de ses revenus du Programme des commandites. Luc Lemay a empoché personnellement 13,2 millions de dollars en salaire et dividendes

Son entreprise a décroché des contrats gouvernementaux d'une valeur de 28 millions de dollars, parfois pour des événements qui n'ont jamais eu lieu.

En vrai entrepreneur, d’un courage à faire rougir d’envie tout bon président de Chambre de commerce, alors qu’il est assis à la table des témoins à quelques pas du Commissaire Gomery, Lemay demande au Commissaire de ne pas rendre public les états financiers de son entreprise, car il est en train de la vendre et cela nuirait à sa valeur marchande !!!!!!

Parmi les suites à donner à la Commission d'enquête, une fut de faire honorer les contrats signés avec les entreprises impliquées; une poursuite de 35 millions $ contre Polygone a été amorcée par Ottawa afin de récupérer des sommes payées en trop pour du travail inachevé ou jamais réalisé. Pour minimiser les frais inhérents en avocats, les parties cherchent naturellement à négocier hors cour avant de se présenter devant le juge. La démarche fut longue et pénible.

L’entreprise ayant les moyens de ses ambitions, par l’entremise d’un avocat sans scrupule, elle entame une défense qui s'appuie sur le Code civil qui stipule que le gouvernement a trois ans pour poursuivre une entreprise qui ne respecte pas un contrat.

Tiens, encore une loi qui avantage les fraudeurs ! Pourquoi trois ans ? Une fois la date expirée, le vol ou la fraude n’existe plus?

Ainsi à défaut d’assumer les conséquences de leur délit et pour éviter de perdre l’argent de leur fraude, les honnêtes cravatés du Conseil d’administration de Polygone cherchent des poux aux messagers le journaliste Daniel Leblanc et la fonctionnaire-lanceur d'alerte nommée MaChouette.

Si l’avocat réussit à démontrer qu'un fonctionnaire avait connaissance de la fraude avant la tenue de la Commission Gomery, ce qui revient à dire que tout le gouvernement le savait, il pourrait objecter que la poursuite dépasse le délai de la dénonciation de trois ans; la compagnie se verrait alors absoute de l’obligation de rembourser quoi que ce soit de sa fraude.

Cette démarche a été avalisée par un juge. Sûrement pas un de ceux acoquinés avec le Parti Libéral du Canada ! Je crois volontiers à l'indépendance des juges au Canada! Cependant, je me garde une petite gêne en citant le comédien français Coluche : «il y avait l'avocat qui connaissait bien la loi et l'avocat qui connaissait bien le juge.»!!!!

Le journaliste Daniel Leblanc a bien expliqué dans son texte tous les subterfuges que l’entreprise a utilisés pour connaître l’identité de MaChouette.

L’affaire est devenue publique.

Mais pourquoi s’y intéresser ? En quoi cela concerne-t-il les citoyens ?

Au-delà de relaxer un fraudeur, il y a des conséquences pour la personne lanceur d'alerte : notamment, le risque de se voir congédiée pour bris de confiance envers l'employeur, même si la raison d’alerte est louable. À ce jour, peu de lois protègent les lanceurs d'alertes (Whistle Blowers).

C'est comme suite à la Commission Gomery que le Canada s'est doté d'un « Commissariat à l'intégrité du secteur public du Canada ». La vérificatrice générale du Canada a enquêté sur les gestes de la Commissaire Ouimet et conclut qu'elle avait mal fait son travail. Mme Fraser a noté que, dans bien des cas, les démarches effectuées par la commissaire étaient insuffisantes pour décider de refuser d'enquêter sur des dénonciations faites par des fonctionnaires. Sur quelque 200 dénonciations depuis 2007, Mme Ouimet n'avait relevé aucun problème ni acte répréhensible. C'est en décembre 2010 que le gouvernement nomma le nouveau commissaire avec un mandat renforcé.

À ce jour la plupart des lanceurs d'alertes ont vu leur carrière stagner et leur chance d'avancement disparaître. En général, ils sont mutés à d'autres services. Au mieux ils ne perdront pas leur salaire de base, s’il y a un syndicat pour les protéger, mais n’auront plus accès à des promotions dans la fonction publique.

De façon légale, ils pourront certes postuler sur des emplois disponibles, mais la rumeur aura fait d’eux des délateurs et non des lanceurs d'alertes. Dès lors, les cadres qui ont des « squelettes dans leur placard », s’en méfieront et n’oseront leur donner une promotion dans leur service.  

Retenons bien que le Conseil d'administration de Polygone, par le mandat à son avocat, se fout complètement de l’avenir de la personne portant l'aléa MaChouette et de l'intégrité journalistique. On parle ici de 6 mois de prison pour le journaliste en cas de refus de dévoiler sa source d’information.

Mais, et surtout, le droit démocratique à l'information fut sauvé de justesse d’une jurisprudence de la Cour Suprême en faveur des fraudeurs.

Finalement le bon sens l’a emporté

Les juges de la Cour Suprême ont décrété que les juges d’instances inférieures doivent s’assurer de la protection des journalistes et des sources dans l’intérêt des citoyens et citoyennes à connaître la vérité.

Ce n’est pas encore une protection béton, mais les prochaines causes ne manqueront pas de faire réaliser à l’ensemble de la société l’importance de protéger les lanceurs d'alertes, que ce soit par des clauses dans les conventions collectives des syndiqués, soit par des règles adoptées par les instances publiques. Reste à souhaiter qu’un jour un mouvement se forme pour faire lever le voile corporatif des entreprises et rendre enfin les membres des conseils d'administration imputables.

Au Québec, en 2010, ce sont les journalistes et les alerteurs qui se mouillent pour signaler les agissements frauduleux de politiciens et de gens d'affaires. Il nous appartient de nous doter, de façon intelligente et juste, d’outils d’encerclement pour vaincre, ou du moins pour surmonter, la cupidité humaine et nous offrir une société plus conviviale.

Cela aussi fait partie de la démocratie, un autre pas vers l’atteinte de notre Humanité

01. La turpitude est une action, une parole, un écrit, une idée basse, honteuse, ignoble. Elle peut décrire aussi le caractère d’un personnage indigne, infâme. Exemples d’utilisation : voir, cacher la turpitude de quelqu'un ; révéler les turpitudes de quelqu'un


Par André Bouthillier
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