À propos de Jean-François Lisée et de la question de la langue- e) (12)

2011/01/14 | Par Pierre Dubuc

Lorsqu’il est question de transfert linguistique, le statut de la langue, plus particulièrement sur le marché du travail, est l’élément déterminant. Au cours des années 1960, l’anglais dominait outrageusement au Québec. La Commission Laurendeau-Dunton avait révélé que les Canadiens-français se retrouvaient complètement au bas de l’échelle salariale au Canada, tout juste devant les membres de la communauté italienne. Il n’était pas surprenant alors de voir la très grande majorité des familles immigrantes inscrire leurs enfants dans les écoles anglophones.

Avec la Révolution tranquille et l’adoption des lois linguistiques, le statut économique des francophones s’est élevé. Le départ du Québec de plus de 300 000 anglophones, dont beaucoup des plus fortunés, y a certainement contribué, mais il n’est pas le seul facteur explicatif. La hausse du niveau de scolarité des francophones, le développement de la fonction publique, la plus grande intervention de l’État dans l’économie et la montée d’une classe d’affaires francophone ont également joué un rôle important dans cette ascension des francophones dans l’échelle sociale.


Les anglophones gagnent toujours plus

Quelle est la situation aujourd’hui? Le Devoir du 3 mai dernier 2010 titrait: « Les mieux rémunérés au Québec ne sont plus ceux que l’on croit ». En sous-titre : « Les Québécois l’ignorent, mais les francophones touchent maintenant des revenus d’emploi supérieurs à ceux des anglophones ».

Le Devoir faisait écho à une enquête commandée à Léger Marketing par le Quebec Community Groups Network de Jack Jedwab. Cosigné par Jedwab et Christian Bourque, vice-président de Léger Marketing, l’analyse porte le titre : « Busting the Myth that Quebec Anglophones Earn More than Francophones ».

Citant l’étude, Le Devoir rapporte que « la majorité des Québécois ignorent que les francophones touchent maintenant des revenus d’emploi supérieurs […] Seulement 2,9 % des Québécois sont au courant de cette nouvelle situation; la proportion des Québécois francophones qui le savent serait encore plus faible, soit 0,5 % […] Le directeur général de l’Association d’études canadiennes, Jack Jedwab, s’est dit étonné d’apprendre qu’aussi peu de Québécois francophones savent qu’ils occupent, dans l’ensemble, des emplois mieux rémunérés que les [anglophones], selon les chiffres du dernier recensement fédéral. Celui-ci établit à 26 388 $ et 24 617 $ respectivement le revenu d’emploi médian pour les deux groupes. »

Charles Castonguay a dénoncé la fourberie de cette enquête aux données frauduleuses concoctée pour culpabiliser les francophones et la responsabilité du Devoir dans sa propagation. Léger Marketing a formulé ses questions en fonction du revenu gagné « en moyenne », alors que les statistiques citées par Jedwab concernent le revenu d’emploi « médian ».

Selon le recensement de 2006, nous dit le professeur Castonguay, le revenu d’emploi moyen des anglophones pour l’année de référence 2005 est supérieur de près de 4000 $ – soit de 12 % – à celui des francophones. Chez les hommes, l’avantage correspondant est de 6400 $, comparativement à 1600 $ chez les femmes. En chiffres relatifs, chez les hommes, les anglophones ont empoché 16 % de plus que les francophones alors que chez les femmes, les anglophones ont gagné 6 % de plus.

Pour les hommes qui ont travaillé toute l’année 2005 à plein temps, le revenu moyen des anglophones en 2005 est supérieur de 12 300 $ à celui des francophones. Cela représente pour les hommes anglophones un revenu moyen supérieur de 24 % à celui des francophones!

Bien sûr, reconnaît Charles Castonguay, à scolarité, expérience et travail égaux, les disparités de revenu d’emploi entre anglophones et francophones se sont à peu près complètement résorbées au Québec dès les années 1970. Ce qui ne veut pas dire que les francophones gagnent aujourd’hui autant que les anglophones, parce que les anglophones sont toujours plus scolarisés que les francophones. Cela déteint évidemment sur les revenus d’emploi.

Au cours des dernières années, Charles Castonguay a cité d’autres études confirmant ce portrait. Une étude de l’Institut C.D. Howe (Le français plus payant : L’évolution du statut socio-économique des francophones du Québec (sic)), observait que l’unilinguisme anglais rapporte plus que l’uniliguisme français sur le marché du travail au Québec et est donc plus payant pour un allophone.

Une autre étude de Statistique Canada (Connaissance des langues officielles chez les nouveaux immigrants : à quel point est-ce important sur le marché du travail ?) confirme, à partir des données du recensement de 2001, le clivage entre l’anglais et le français sur les lieux de travail. À Montréal, l’anglais prévaut comme langue de travail dans les milieux scientifiques et des affaires. Par contre, là les types d’emploi nécessitent peu ou pas de spécialisation, le français a les coudées franches.

C’est ce statut privilégié de l’anglais sur le marché du travail qui est le premier facteur explicatif du fait que l’anglais soit davantage que le français la langue commune du travail à Montréal.


L’anglais, langue commune de travail à Montréal

Une étude de l’Office québécois de la langue française (Langue de travail dans les grandes entreprises au Québec) nous apprend en effet que, dans les grandes entreprises situées dans la région de Montréal, environ 50% des francophones utilisent principalement l’anglais pour communiquer au travail avec leurs collègues ou supérieurs anglophones contre quelque 40% qui emploient le français comme langue commune dans les mêmes circonstances. Les 10% restants affirment employer le français et l’anglais à parts égales.

À propos de cette étude, le professeur Castonguay nous invite à noter qu’elle ne touche que les entreprises privées de cent employés ou plus inscrites au processus de francisation défini par l’Office. C’est le haut du palmarès des efforts déployés en matière de francisation de la langue de travail depuis les lois 22 et 101, soit le milieu des années 1970.

On devine que si on avait tenu compte de l’ensemble des entreprises, toutes tailles confondues et inscrites ou non au processus de francisation, la domination de l’anglais comme langue commune dans le milieu du travail montréalais apparaîtrait plus nettement. Le portrait serait encore plus désastreux si on ciblait que les entreprises situées dans l’île de Montréal.

Charles Castonguay apporte une autre considération importante lorsqu’il souligne que les résultats de l’enquête ne peuvent être attribués au phénomène de la mondialisation, car il ne s’agit pas d’observations sur la langue de communication avec des clients à l’extérieur du Québec mais bien sur la langue utilisée pour communiquer avec des personnes de langue différente dans l’entourage de travail immédiat de la personne interviewée.

Nous pourrions multiplier les résultats des études sur cette question. Citons-en seulement une dernière basée sur une méthode que nous avons déjà utilisée.

Pour 250 000 travailleurs de langue maternelle anglaise, la région de Montréal compte 481 000 personnes qui travaillent principalement en anglais, ce qui représente un excédent de 231 000 utilisateurs additionnels. L’excédent correspondant pour le français est de 173 000. Cela revient à un ratio de 133 travailleurs additionnels anglicisés du point de vue de leur langue de travail, pour 100 francisés. (Charles Castonguay, Le français dégringole, ERQ)


Un nouveau sous-prolétariat francophone

Les recensements ont démontré le lien direct entre l’anglais ou le français comme langue principale de travail et l’adoption de l’anglais ou du français comme nouvelle langue d’usage à la maison parmi les travailleurs allophones.

Le fascicule intitulé Langue de travail publié par l’OQLF en 2006, démontre que parmi les travailleurs allophones qui s’assimilent à l’anglais ou au français « près des deux tiers de ceux qui travaillent en français utilisent le français à la maison tandis que près de 90 % de ceux qui travaillent en anglais parlent cette langue au foyer ».

Charles Castonguay a poussé plus loin l’analyse en mettant en parallèle la langue d’assimilation des immigrés à Montréal avec leurs revenus. Il a découvert un clivage qui n’est pas sans rappeler celui de la société québécoise avant la Révolution tranquille. Les nouveaux immigrants francophones se retrouvent au bas de l’échelle socioéconomique alors que les nouveaux anglophones se concentrent plutôt aux échelons supérieurs. Il a même parlé de la constitution d’un sous-prolétariat francophone à même la nouvelle population allophone.

Cette discrimination est confirmée lorsqu’on étudie la situation de l’emploi chez les immigrants avec celle qui existe dans les autres provinces et ce qui prévalait au Québec, il y a quelques décennies, alors que l’immigration comptait moins de francotropes. C’est le constat d’une étude du centre de recherche CIRANO intitulée Immigration au Québec : Politiques et intégration au marché du travail.

Selon les auteurs, au Québec, le taux d’emploi de la population native de la province était de 11,4 points de pourcentage supérieur à celui des immigrants, alors qu’il était de 5 points supérieur en Ontario, de 5,1 points en Colombie-britannique et de 4,9 points dans l’ensemble du Canada. Comme le taux d’emploi des natifs du Québec était similaire à celui des autres provinces, l’écart plus élevé constaté au Québec est essentiellement attribuable à un taux d’emploi inférieur des immigrants.

L’étude révèle aussi que « le Québec accueille des immigrants plus éduqués, qui maîtrisent mieux le français, mais qui ont beaucoup plus de difficultés à se trouver un emploi qu'il y a 25 ans. » En effet, le taux d’emploi des immigrants était supérieur à celui des Canadiens de naissance vivant au Québec en 1981 (74,5% contre 67,5%). La situation s’est inversée vingt-cinq ans plus tard.

Bien sûr, l’origine musulmane de nombre de ces immigrants est une cause additionnelle de discrimination mais, comme le soulignent les auteurs, « ce qui est le plus surprenant, c’est que lorsqu’on apprécie l’effet de parler en français ou en anglais sur le salaire horaire des immigrants, on note que c’est la capacité à parler en anglais qui importe le plus au Québec ».


Les effets de la Contre-Révolution tranquille

Au début des années 1960, le statut inférieur du français était lié de façon évidente à notre infériorité socio-économique. En 1961, les hommes québécois avaient dix années de scolarité et le salaire des Québécois francophones unilingues atteignait à peine 52 % de celui des hommes anglophones, bilingues ou unilingues. Les anglophones contrôlaient tous les secteurs clefs de l’économie.

Aujourd’hui, les causes du statut inférieur du français sont moins évidentes. Il est remarquable que Le Devoir ait acheté la salade de Jack Jedwab et Léger Marketing sur les revenus comparés des anglophones et des francophones au point où son directeur Bernard Descôteaux a pu faussement écrire dans l’éditorial du 22 juin 2010 marquant le 50e anniversaire du coup d’envoi de la Révolution tranquille : « Aujourd’hui, les Québécois francophones ont un niveau de revenu égal ou supérieur à celui de leurs concitoyens anglophones ». Sans la vigilance de Charles Castonguay, la mystification serait passée comme une lettre à la poste.

Pareil mythe existe également, me semble-t-il, à propos du contrôle de l’économie québécoise par des francophones. Un certain rattrapage a bel et bien eut lieu au cours des années 1960 et 1970, mais fédéralistes et souverainistes se sont donné la main pour exagérer son importance, chacun pour des raisons qui leur étaient propres, les fédéralistes plaidant que c’était la preuve que le Québec pouvait se développer au sein du Canada, les souverainistes plastronnant qu’« on est capables » et que le Québec peut donc devenir indépendant.

Les progrès réalisés ont été indéniables, mais une étude serrée de l’économie québécoise, secteur par secteur, montrerait les reculs considérables depuis les années 1980 avec le retrait de l’État – et des sociétés d’État – à la faveur du discours néolibéral et la vente aux enchères d’entreprises québécoises à des intérêts étrangers. Ces reculs se répercutent sur le statut du français.


La bataille pour l’anglais, une bataille contre l’ignorance ?

Enfin, la mondialisation a le dos large comme facteur explicatif. C’est aujourd’hui l’argument massue des promoteurs du bilinguisme – des deux « langues communes » – qui conduira à de plus en plus d’unilinguisme anglais.

Citons quelques exemples. En 2001, dans une série de huit longs et ennuyeux articles parus dans La Presse, Alain Dubuc décrétait lui aussi que « la loi 101 est au bout de son rouleau » et qu’il fallait envisager de « nouvelles approches ». Sa solution : « briser le tabou linguistique », « s’approprier l’anglais ».

C’est donc priorité à l’apprentissage intensif de l’anglais à l’école. Deuxièmement, instaurer le bilinguisme institutionnel de la fonction publique. Troisièmement, reconnaître non pas le caractère français de Montréal, mais son « bilinguisme ».

À propos du cœur de la question, la langue de travail, Alain Dubuc affirme que « dans une économie moderne, la bataille contre l’anglais au travail peut devenir une bataille pour l’ignorance ». Si une proportion toujours plus grande de francophones parvenait à travailleur dans leur langue, « ce serait, affirmait-il, le signe d’une véritable catastrophe. Cela voudrait dire que le Québec a raté le virage de l’économie du savoir. »

Dans L’intégration linguistique des immigrants au Québec, une étude publiée par l’Institut de recherche en politiques publiques, le psychologue Michel Pagé défend une interprétation de l’esprit et de la lettre de la Charte de la langue française, selon laquelle la Charte reconnaîtrait, au Québec, deux langues communes. Il considère qu’il vaut mieux accepter la large place qu’occupe l’anglais dans le monde du travail et des études supérieures au Québec et pratiquer une politique linguistique en conséquence, plutôt que baliser à nouveau la place qu’il convient d’accorder à cette langue en étendant la loi 101 au cégep ou aux entreprises de moins de 50 employés.

Quant à Jean-François Lisée, il rejoint Alain Dubuc lorsqu’il écrit dans Nous que « l’unilinguisme français provoquerait des retards dans l’intégration de concepts anglo-américains dont il faudrait attendre la traduction, d’où une chute de compétitivité ».

Il ajoute :

Il serait désormais illusoire de vouloir faire du français « la seule langue » utilisé dans chacune des composantes d’une entreprise. Cela n’a d’ailleurs jamais été l’objectif de la loi 101. Mais ce qui était vu à l’époque comme des « exceptions » pour des entreprises exportatrices est en train de devenir la norme à l’heure où l’économie québécoise en son entier est exportatrice, à hauteur de 60% de son produit intérieur brut. Il est cependant essentiel d’établir la prédominance du français, y compris au sein des entreprises exportatrices, pour ne pas se retrouver, de glissement en glissement, vers une généralisation de l’usage de l’anglais, parti du secteur des ventes à l’étranger, s’étendant à l’administration, puis à la production et jusqu’à demander au concierge et au manœuvre, au moment de l’embauche, une bonne connaissance de l’anglais.

Il ne s’agit plus d’imposer le français là où il était absent (bien que ce travail ne soit pas encore terminé). Il s’agit maintenant d’accepter puis de défendre la prédominance du français dans une portion croissante de la vie économique québécoise.


Nous avons vu que le « glissement » avait déjà eu lieu et que l’usage de l’anglais était généralisé dans les secteurs de l’entreprise non liés à la mondialisation. Le canot avance, M. Lisée, et ce n’est pas avec l’application du principe de « nette prédominance du français » qu’on va freiner sa course. Au contraire.


Lisée, sous un pavillon de complaisance

Nous avons vu au cours des chapitres précédents un Jean-François Lisée naviguer sans boussole ni sextant dans le dossier linguistique. C’est tantôt une vérité, tantôt une demi-vérité, mais le plus souvent une fausseté. Il est un digne continuateur de la Commission Larose qui, rappelons-le, avait refusé – comme pourtant elle en avait le mandat – de dresser un portrait de la situation du français à partir d’indicateurs démographiques et sociolinguistiques, par crainte de « dérives sociales majeures ».

Selon la Commission Larose, « examiner la situation et l’avenir du français au Québec uniquement par la lorgnette des indicateurs démolinguistiques, et en particulier des transferts linguistiques (…), confinerait la société québécoise à mettre sous le boisseau sa volonté de construire un projet civique ouvert sur le monde et à demeurer frileuse pour le restant de ses jours ».

Jean-François Lisée a relevé le défi de construire ce « projet civique ouvert sur le monde » en lui donnant comme base le principe de la « nette prédominance du français », d’abord mis de l’avant par cette même Commission Larose, un principe en nette contradiction avec les principes fondamentaux de la Charte de la langue française, soit le français, langue officielle et le français, langue commune.

Nous avons vu que ce projet est celui d’un Québec bilingue, plus préoccupé de la survie de la minorité anglophone que de la majorité francophone, un Québec bilingue où le « bon-ententisme » et « l’œcuménisme linguistique » ont remplacé les notions de bataille, de combat et de lutte.

Dans cette bataille pour le Québec français, nous pouvons nous défendre contre les tirs de boulets des Alain Dubuc et autres éditorialistes de Gesca. Nous reconnaissons de loin leur pavillon et savons que c’est un pavillon ennemi.

Par contre, nous sommes beaucoup moins vigilants face à des Jean-François Lisée qui naviguent sous un pavillon de complaisance. Mais, ce sont leurs conseils, leurs avis, leurs politiques qui sont les plus néfastes parce qu’elles risquent d’être adoptées, comme nous le voyons avec la Proposition principale du Parti Québécois qui coiffe ses résolutions sur la langue du titre « Pour une nette prédominance du français ».

Au bout du compte, ce sont les plus dangereuses, parce que ce sont elles qui vont, si elles sont appliquées, précipiter la course du canot vers la chute de l’anglicisation.

Que faire alors? Des solutions seront proposées dans le prochain article.


Lire la réplique de Jean-François Lisée sur le site de L'Actualité


Lundi : La mondialisation et la question de la langue

À lire : Dossier À propos de Jean-François Lisée