L’usage du monde

2011/01/26 | Par Pierre Demers

L’auteur est cinéaste et poète. Il habite Arvida

J’ignore si vous connaissez LE livre qu’il faut lire avant, pendant et après tous les voyages à faire de l’écrivain/voyageur suisse, Nicolas Bouvier, L’usage du monde paru en 1963. Je suis en train de le relire pour une dixième fois.

J’aimerais qu’on m’enterre avec ce livre qui parle aussi du voyage ultime en filigrane. J’ai de plus en plus le goût d’aller voir ailleurs si j’y suis, comme on dit. Merci Bouvier d’avoir écrit tout ça et d’avoir montré le chemin du large aux autres qui ne l’ont pas encore trouvé.

Quand je le relis, je retranscris des phrases que j’aurais voulu écrire moi-même, sur les feuilles vides qu’on trouve au début et à la fin du livre. J’ai peur qu’il me manque de ces feuilles pour tout noter encore une fois sur ses illuminations géniales au détour d’un après-midi de nomadisme entre la Yougoslavie et l’Afghanistan en 1953-54.

Un voyage fondateur qu’il fait à 22 ans, accompagné de son ami Tierry Vernet, peintre et illustrateur inspiré. En découvrant par la même occasion que rester sur place toute sa vie ce n’est pas nécessairement le meilleur des choix pour subir le monde qui nous entoure. Pour mieux l’oublier quand il nous empêche de respirer tant il nous apparaît par moment limité, suffocant. Comme dit Shakespeare en exergue de L’usage… «Mieux vaut partir et vivre que rester et mourir ».

Et je me suis mis à réfléchir sur ce qui se passait cette semaine-là un peu partout, surtout ailleurs pour me délivrer de l’actualité de proximité. J’ai lu, j’ai regardé partout ce qui s’y passait. La semaine était particulièrement chargée en évènements perturbateurs. Ça me reposait des messages simplistes du maire/voyageur sur You tube (Son nouveau confessionnal) qui voulait nous faire croire qu’il venait d’économiser 5M$ à la ville en finançant de manière astucieuse un de ses mini barrages et un autre 500 000$ en dépolluant un site d’enfouissement à Laterrière, entre deux vidanges de fosses «sce(p)tiques ».

J’avais besoin d’un peu de large pour me libérer de ses enjeux matérialistes qui l’obsèdent et le transforme en comptes à payer. Son nombril vert dollar m’étranglait. Je me suis retournée du côté d’Haïti et de Tunisie. Ça m’a fait du bien. Comme on est loin du monde comme dirait Bouvier. Que notre région aurait besoin de regarder ailleurs avec des yeux neufs, pas ceux des aveugles qui nous digèrent à petit dose.

M’éloignant aussi de nos médias qui couvraient avec diligence (Entre deux miss météo survoltées) la semaine de la sécurité glissante dans les sentiers de skidoo, le règlement monétaire dans la fraude de Norbourg et le rapport piégé de la Commission Bastarache/Charest. La routine quoi, notre poutine habituelle. Vivement le monde.


Le retour de Bébé Doc (Ou Duck ?)

Quand j’ai appris ce dimanche-là que Bébé Doc venait de débarquer à Haïti, je suis tombé en bas de ma chaise haute. J’étais certain d’avoir mal entendu. Je me voyais déjà avec un appendice auriculaire pour les sourds un peu comme ceux que portent les branchés continuellement sur leur cellulaire.

Je suis allé vérifier ailleurs si c’était exact ce retour-là et ça l’était. Je me suis pris un grand verre d’eau du robinet et là je me suis dit «c’est le bout de la marde ». Et si un pays baigne dans toutes sortes de fiente c’est bien celui-là.

D’autant plus qu’on venait de quitter la semaine de la convergence haïtienne à Radio-Canada et ailleurs. Encore un mauvais coup des médias qui ne savent plus quoi faire pour essorer un sujet pendant sept jours.

Pour moi le retour de Bébé Doc (dictateur de 1971-86) dans son pays natal où il a torturé, massacré et terrorisé allègrement trop de monde dont certains se retrouvent au Québec depuis, c’est comme si Hitler revenait en Allemagne, dans un quartier juif, pour se présenter aux prochaines élections.

J’ai eu pendant une minute l’idée d’aller moi-même à l’hôtel Karibe à Pétionville le pousser dans l’escalier en marbre ou le noyer dans la piscine toute neuve comme cet hôtel 5 étoiles nouvellement érigé avec l’aide internationale (On est loin des terrains de camping de Port-au-Prince) .

Et après, je me suis dit qu’il devait bien rester encore collés quelques souvenirs de ce petit dictateur exilé de force en 1986 sur la côte d’Azur avec une centaine de M$ haïtiens.

Ça a pris quelques jours avant que les «autorités »locales réagissent et que la communauté internationale fasse de même en condamnant (avec possibilités de poursuites criminelles) ce retour baveux d’un dictateur «malade et sans le sous ».

Lui-même persuadé qu’il pouvait encore exploiter (ou «aider » selon son terme) son pays déchiré et sabordé de l’intérieur comme de l’extérieur. Faut avoir du front tout le tour de la tête pour se présenter ainsi sans aucun remords, l’âme tranquille, comme si les Haïtiens du pays et de la diaspora n’avaient aucune mémoire.

C’est d’ailleurs ce qui me frappe le plus dans ce pays, le manque de mémoire collective. Le malheur les frappe tellement souvent qu’il leur vide le cerveau.

Ailleurs aussi c’est l’un des plus graves problèmes de la chose politique. On oublie tout après un temps, surtout «les vieilles affaires » qui ont miné le peuple.

Mais on dirait qu’à Haïti, ces blancs de mémoires sont plus prononcés. Si jamais Bébé Doc se présente aux prochaines élections haïtiennes, moi je démissionne. Je ne veux plus entendre parler d’Haïti de toute ma vie. On dirait que ce pays invente, à chaque catastrophe naturelle ou politique, des scénarios plus surréalistes les uns que les autres.

Le défilé des dictateurs repentants a assez duré. Et Aristide qui vient de faire ses valises.


Le pouvoir de la rue tunisienne

Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de la rue. En Tunisie, après une dictature policière de Zine El Abidine Ben Ali qui durait depuis 1987, c’est l’immolation par le feu d’un étudiant sans travail qui a tout déclenché le14 janvier.

Le geste était à ce point symbolique que dans plusieurs autres pays arabes (Algérie, Mauritanie, Égypte) d’autres étudiants et protestataires se sont mis le feu dans l’espoir d’embraser leur rue pour enclencher leur propre «révolution du jasmin ».

J’ai pensé un instant de le faire ici pour qu’on change de régime au niveau fédéral, provincial et municipal. Pour moi Harper (5 ans déjà de son tim horton party), Charest et Ti-Jean sont très éloignés de mes modèles politiques de rêve. La droite me donne de l’urticaire permanente. Mais, il faisait tellement froid cette semaine, que les allumettes auraient sans doute refusé de collaborer.

On ne s’immole pas par le feu l’hiver au risque de frôler le ridicule. Même les pompiers hésiteraient avant d’intervenir. Ils auraient pris sans doute mon geste pour une performance de plus financée in extremis par Saguenay Capitale culturelle.

Pour en revenir à la révolution du jasmin, il a fallu des années de répression, de tortures, d’assassinats impunis, d’exils de leaders politiques d’opposition pour que le peuple prenne la rue.

Et, pendant une semaine, il a dû essuyer les balles et les coups de l’armée et de la police officielle du régime. Avant de voir dans les rues les manifestants, les policiers et les soldats de l’ancien régime fraterniser, s’embrasser et s’offrir des fleurs.

Cette révolution tunisienne donne de l’espoir aux autres pays africains gouvernés et exploités par des dictatures sans scrupules qui partent avec la caisse une fois mal pris comme l’ont fait Ben Ali et sa famille élargie.

Les dictateurs ont la vie dure et le peuple souvent a faim, soif et reste aveuglé par les promesses de lendemains meilleurs.

Pour donner raison à la rue, le peuple doit s’investir, confronter en pleine face le pouvoir dictatorial. J’afficher ouvertement contre les contrôles absolus de tout.

Je pars à Tunis bientôt sans doute pour vérifier de visu, pompé à bloc. Vivement ici une «révolution du pissenlit, du chiendent, du sapin de Noël recyclé, que sais-je». Peuple, troque ton skidoo pour la hache, la pelle. Encore un effort. Avant que ton désir de changement ne fonde au printemps. À moins que je lise mal dans ton désir ? Le vent se lève, il faut tenter de nuire.


Citations de la semaine

Tirées de L’usage du monde de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, Petite bibliothèque Payot, no 100

«Si je n’étais pas parvenu à écrire grand-chose, c’est qu’être heureux m’y prenait tout mon temps. D’ailleurs, nous ne sommes pas juges du temps perdu. »

«Nous nous refusions tous les luxes sauf le plus précieux, la lenteur ».

«C’était un gros homme cordial qui nous attendait assis en pyjama. En Turquie comme en Perse, sitôt les affaires de la journée terminée, on se met en pyjama »

«Un jour j’y retournerai à cheval sur un balai s’il le faut »

«La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir. »