Les tribulations d’un honnête citoyen et d’une goélette

2011/02/21 | Par Yves Gélinas

Au Québec, de nos jours, il n’est pas profitable d’être honnête. Les tribulations auxquelles on soumet ce citoyen qui veut protéger notre patrimoine maritime en sont la preuve.

Didier Épars se passionne pour les navires anciens depuis longtemps. Équipier, puis skipper sur des voiliers de la flotte Cap Espoir qui faisaient de la réinsertion sociale sur des vieux gréements, il fait l’acquisition de la goélette Grosse-Île en 1991, dans l’intention de continuer cette œuvre.

Il s’aperçoit simultanément que ce bateau est la dernière goélette du Saint-Laurent encore en état de naviguer, mais aussi qu’elle est plus détériorée qu’il le croyait. La goélette est alors mise à terre au chantier situé sur le site du Musée maritime de Charlevoix et reconstruite presque en entier, sous la direction du maître charpentier de marine Paul Mailloux, en respectant à la lettre les exigences rigoureuses de la Lloyds.

Comme il n’existe au Canada aucune norme régissant le transport des passagers à la voile, celle-ci est établie à mesure en collaboration avec Transport Canada.

Didier Épars assume personnellement le coût de la reconstruction qui s’élève à près d’un million de dollars ; seule une partie du salaire des ouvriers est assumée par divers programmes d’initiative locale.

La reconstruction de la Grosse-Île s’étale sur six ans et constitue l’attraction principale au Musée maritime de Charlevoix, qui possède déjà deux autres goélettes québécoises, la Jean-Yvan et la Saint-André. Didier Épars aide le musée à faire l’acquisition de la Marie-Clarisse de Loto-Québec.

Au moment de leur arrivée au musée, ces trois navires sont en état de naviguer et sont même autorisés par Transport Canada à transporter des passagers. Le Musée reçoit plusieurs millions de dollars pour préserver ces navires et les rénover.

Pourtant, six ans plus tard, la Jean-Yvan n’est plus qu’une épave, la Saint-André a été détruite et reconstruite comme un décor de théâtre et Marie-Clarisse, en raison de son état grandement détérioré, n’est plus autorisée à naviguer à la voile ni à transporter des passagers.

Soucieux du sort de notre patrimoine maritime, Didier Épars commet l’erreur d’aviser discrètement le responsable du patrimoine au ministère de la Culture du Québec : à son avis, moins de la moitié de l’argent destiné aux navires a servi à leur préservation.

Impliqué comme il l’est dans la rénovation de sa Grosse-Île, il est parfaitement au courant de ce qu’il en coûte et sait que les subventions versées au musée auraient permis de reconstruire ces navires partiellement, sinon totalement, tout au moins de les préserver.

Ses malheurs commencent. Le propriétaire du Musée le chasse de son chantier. La reconstruction de la Grosse-Île est terminée, mais les fonds sont épuisés. On lui a promis une subvention qui paiera le nouveau moteur et les dernières dépenses, mais il y a élection, le gouvernement change et l’argent n’est pas versé.

En 2003, sans moteur, la goélette est mise à terre sur un quai au port de Québec, elle y est toujours. Didier Épars constate que le gouvernement québécois le considère comme un ennemi. On oppose une fin de non recevoir à toutes ses demandes d’aide. Le ministère du Revenu examine sa comptabilité à trois reprises, mais ne trouve rien.

Lorsqu’il réclame son dossier au ministère de la Culture, on lui remet un document tellement caviardé qu’il en manque les trois quarts. Le ministre responsable de la région de Québec lui rétorque « votre bateau ne vaut pas plus qu’un stand à patates frites! »

Cette opinion n’est heureusement pas partagée : dans un avis publié en juillet 2009 dans la revue Continuité, le Conseil des Monuments et sites du Québec déclare : « L’avenir du patrimoine maritime québécois semble à la dérive, les autorités font preuve d’un laxisme persistant quant à sa préservation. Présentement, seules deux goélettes sont en état de naviguer : la Marie-Clarisse et la Grosse-Île.  On devrait à tout prix maintenir ces bateaux en état de fonctionnement et encourager les initiatives de restauration en rendant possible leur subvention, car il est utopique de penser que des particuliers peuvent à eux seuls maintenir ce patrimoine en état. Le Conseil des monuments et sites du Québec demande à la ministre de la Culture, Christine Saint-Pierre, d’intervenir rapidement afin d’assurer la préservation de ces quelques goélettes en reconnaissant leur importance dans l’histoire de la navigation québécoise. »

Comme Félix Leclerc au début de sa carrière, Didier Épars et sa Grosse-Île doivent compter sur l’étranger : de France, Gérard d’Aboville, président de la Fondation du patrimoine maritime et fluvial, lui écrit : « La restauration de votre goélette, unique représentant d’un type de bateau du Saint-Laurent, a été effectuée dans les règles de l’art exigées en Europe et correspond totalement aux opérations que nous soutenons en France pour la préservation et la restauration du patrimoine maritime et fluvial national. » Il est invité à se joindre à l’Association européenne du patrimoine maritime, c’est le seul membre non européen de cette association.

Il tente d’alerter les média. Sans succès. Il en appelle au Protecteur du citoyen qui lui répond : « Je ne peux rien pour vous, dans ce dossier, tout est politique ».

La guerre qu’on lui fait ne se limite pas au politique : fin 2009, il réussit à convaincre un investisseur de lui avancer l’argent qui permettra de compléter l’armement de la goélette et de la rentabiliser en emmenant des passagers faire des virées à la voile devant Québec.

Le prêt est toutefois soumis à une condition : il doit disposer d’une entente avec un port où il pourra embarquer ses passagers. Tant le port de Québec que celui de Lévis multiplient les embûches, le font attendre, refusent de signer. Les mois passent, il devient trop tard pour effectuer les derniers travaux à temps pour le début de la saison de navigation. L’investisseur retire son offre, une autre année de perdue.

Didier Épars ne demande pas la charité, il veut que cesse l’acharnement dont il est victime depuis neuf ans et qu’on le traite comme tout autre citoyen. Il ne demande pas d’argent, seulement une garantie de prêt de la part du gouvernement il demande aussi et que cesse l’ostracisme qu’il subit de la part du milieu maritime.

Il sait que l’exploitation de la Grosse-Île sera rentable, les nombreuses goélettes qui promènent des passagers à la voile sur la côte du Maine gagnent très bien leur vie ; en plus, elles représentent un apport économique appréciable et constituent un attrait touristique important non seulement auprès des passagers qui s’y embarquent, mais aussi par leur attrait visuel auprès de tous les autres touristes dans les ports et sur l’eau. Pourquoi, par mesquinerie, prive-t-on le Québec de cette ressource?

Malheur aux citoyens trop honnêtes. Malheur à notre patrimoine maritime !