La charge contre le secteur public et le mouvement indépendantiste

2011/02/28 | Par Pierre Dubuc

Dans son premier numéro de l’année 2011, la revue britannique The Economist, la bible des milieux d’affaires à travers le monde, titrait en page frontispice : «  The battle ahead, Confronting the public-sector unions » (La bataille à venir, confrontation avec les syndicats du secteur public).

Prenant acte que les gouvernements des principaux pays occidentaux ont adopté des budgets d’austérité pour effacer les énormes déficits inscrits dans la comptabilité nationale par suite du transfert massif de l’argent des contribuables vers les institutions financières et les entreprises industrielles, en faillite lors de la crise de 2008, The Economist sonne la charge contre le dernier rempart organisationnel d’importance du mouvement ouvrier : les syndicats du secteur public.


La deuxième vague du néolibéralisme

Dans la première vague du néolibéralisme, s’inspirant de la guerre menée par Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques et Ronald Reagan contre les contrôleurs aériens, les gouvernements et les entreprises ont brisé les reins des syndicats du secteur privé avec une panoplie de moyens (lois spéciales, sous-traitance, délocalisation).

En Angleterre, au cours des trente dernières années, le taux de syndicalisation du secteur privé a chuté de 44% à 15%. Aux États-Unis, il est passé de 33% à 15%. Cependant, le taux de syndicalisation est demeuré relativement plus important dans le secteur public, se situant à 50% en Grande-Bretagne et à 36% aux États-Unis.

Aujourd’hui, la cible est donc tout indiquée. La charge est lancée contre le secteur public des pays au bord du gouffre financier comme l’Irlande, la Grèce, l’Espagne et le Portugal. L’assaut vient également d’être donné en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

Le premier ministre britannique David Cameron a annoncé le licenciement de 500 000 employés du secteur public. Aux États-Unis, l’offensive se mène, pour l’instant, au niveau des États et des municipalités.


L’enjeu : le pouvoir

Au Wisconsin, le gouverneur républicain Scott Walker a déposé un projet de loi qui met fin au prélèvement automatique des cotisations syndicales (formule Rand), et oblige la tenue d’un vote obligatoire d’adhésion syndicale à chaque année. L’affrontement entre, d’une part, les syndicats et leurs sympathisants et, d’autre part, l’administration et les partisans du Tea Party, a pris une envergure nationale, parce qu’il est de notoriété publique que d’autres administrations envisagent des mesures similaires.

Dans sa chronique du New York Times du 20 février, intitulé Wisconsin Power Plan, l’économiste progressiste Paul Krugman, prix Nobel d’économie, a mis le doigt sur l’enjeu fondamental de la confrontation.

À ses yeux, l’argument du déficit budgétaire est fallacieux, parce que le gouverneur du Wisconsin propose, en même temps, une diminution d’impôt pour les mieux nantis et que les syndicats s’étaient montrés prêts à des concessions.

« L’enjeu, écrit Krugman, n’est pas le budget, mais le pouvoir ». Il rappelle que, si, en théorie, chaque citoyen est égal dans le processus politique, il en va autrement en pratique. « Les milliardaires peuvent compter sur des armées de lobbyistes; ils peuvent financer des instituts de recherche qui feront valoir leur point de vue sur les sujets d’actualité; ils peuvent alimenter les caisses électorales des politiciens favorables à leur point de vue ».

Aux États-Unis, les employés syndiqués du secteur public sont concentrés dans 18 États. En Californie, il y a 1,4 millions d’employés de la fonction publique syndiqués. En Illinois, ils sont 400 000 et à New York, 1,1 million.

Aux élections du mois de novembre dernier, les Républicains ont pris le pouvoir dans quatre de ces États où la fonction publique est fortement syndiquée : l’Ohio (42%), le Michigan (51,7%), la Pennsylvanie (53,4%) et le Wisconsin (49,6%).

Mais les Républicains espéraient plus. Ils croyaient avoir de bonnes chances en Californie où 59,6 % de la fonction publique est syndiquée, au Minnesota (59,2%), en Oregon (56,9%), en Illinois (52,6%), au Connecticut (66,4%), au Massachusetts (64,4%), au New Hampshire (50,3%) et au Rhode Island (66,6%). Ils ont échoué dans ces États, quoique par une mince marge dans plusieurs d’entre eux.

Leur objectif stratégique est clair. En abolissant le droit à la négociation collective, ils peuvent empêcher le prélèvement automatique des cotisations syndicales, affaiblir la structure syndicale et miner une base financière et organisationnelle importante du Parti Démocrate.


Le Wisconsin inspire la droite québécoise

Les événements en cours aux États-Unis inspirent la droite québécoise. Samedi dernier, le Journal de Montréal montait en épingle l’exemple du Wisconsin en suggérant, à mots à peine couverts, que la même médecine soit appliquée aux syndicats québécois.

Au Québec, le portrait n’est pas fondamentalement différent. Les milieux d’affaires ont leurs lobbyistes, leurs instituts de recherche, et un accès privilégié aux membres d’un gouvernement qu’ils ont contribué à porter au pouvoir en finançant ses campagnes électorales au moyen de stratagèmes élaborés pour contourner la loi sur le financement des partis politiques.

La droite néolibérale se trouve actuellement regroupée autour de l’Institut économique de Montréal, financé en bonne partie par Power Corporation, et du Réseau Liberté, qui bénéficie de l’appui militant des journaux de Quebecor. Au plan politique, la droite, déjà bien représentée avec le Parti libéral et l’ADQ, vient de s’enrichir avec la création de la Coalition pour l’avenir du Québec du tandem Legault-Sirois.

Au cœur du discours de la droite, on retrouve, comme en Europe et aux États-Unis, la même cible que celle identifiée par The Economist, la fonction publique, et les mêmes objets de litige : les salaires qu’on dit plus généreux que dans le privé; un certain égalitarisme salarial qu’il faut briser, particulièrement dans le cas des enseignants, avec l’introduction de la paie au mérite; des régimes de retraite trop généreux et des départs à la retraite trop précoces; la sécurité d’emploi qui ne permettrait pas de congédier les travailleurs incompétents; l’absence de flexibilité des conventions collectives qui empêchent l’innovation; l’utilisation des cotisations syndicales pour financer des activités sociales et politiques, voire le prélèvement obligatoire des cotisations syndicales qui brime les libertés individuelles.

Au Québec, malgré des reculs au cours des dernières années, le taux de syndicalisation demeure important à près de 40%. Il est d’environ 25% dans le secteur privé et se situe autour de 80% dans le secteur public. Quand on le compare au mouvement syndical européen ou américain, le syndicalisme québécois possède certains avantages.


Un rapport de force défavorable, malgré certains avantages

Dans « Où vont les syndicats? », un article publié dans l’édition du mois de décembre 2010 du Monde diplomatique, le journaliste Éric Dupin se demande pourquoi, malgré une mobilisation exceptionnelle et un large soutien populaire, les organisations syndicales françaises n’ont pas réussi à empêcher la réforme des retraites.

Une des causes principales est, bien entendu, le contexte de crise, commun à tous les pays, mais Éric Dupin pointe également du doigt le faible taux de syndicalisation qui s’établit à 8% en France, ce qui limite grandement, selon lui, l’action des organisations syndicales.

Dans un autre article de la même publication, le sociologue Rick Fantasia examine le cas des États-Unis. Il déplore, en plus du faible taux de syndicalisation, l’existence de deux gauches qui s’ignorent : une gauche syndicale et une gauche altermondialiste.

Malgré les avantages que représentent au Québec un taux de syndicalisation plus élevé et les liens étroits entre les mouvements syndical et altermondialiste, comme en témoigne l’organisation conjointe de la manifestation du 12 mars prochain, le rapport de forces demeure défavorable au monde syndical et notre secteur public n’est certes pas à l’abri d’une offensive comme celle qui a cours en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

Il faut ajouter que le mouvement syndical est la principale base organisationnelle du mouvement indépendantiste. Bernard Landry aime répéter que les difficultés du Parti Québécois dans une région comme la Beauce s’expliquent par le faible taux de syndicalisation.

Que l’offensive contre le mouvement syndical soit coordonnée avec une attaque contre le mouvement indépendantiste, comme on le voit avec l’initiative de François Legault, et que les deux soient soutenus par les mêmes organes de presse n’est pas un hasard.


S’informer et s’organiser

Que faire alors? S’informer et s’organiser. La bataille en est d’abord une d’idées. Historiquement, ce postulat a toujours été la pierre d’assise de l’action de la gauche et du mouvement indépendantiste. Sauf, au cours des trente dernières années, où c’est la droite qui a repris à son compte cet axiome et a mis en œuvre des moyens extraordinaires – tant financiers qu’organisationnels – pour faire triompher son idéologie. Et, nous devons le reconnaître, avec un succès certain.

Aujourd’hui, nous passons à un stade supérieur. De plus en plus, les médias abandonnent toute prétention à l’objectivité pour devenir le fer de lance de la droite. L’exemple de Quebecor est le plus manifeste, avec le lock-out au Journal de Montréal, le soutien au Réseau Liberté et à la Coalition du tandem Legault-Sirois.

Notre riposte doit également changer de registre. Si nous voulons gagner la bataille des idées, il faut mener la lutte sur plusieurs fronts. Nous devons riposter aux propos démagogiques de la droite et des fédéralistes, mais également produire des analyses, des études, des recherches pour appuyer notre propre discours sur des fondements scientifiques.

Les organisations syndicales peuvent produire elles-mêmes davantage de ces études, ou en confier le mandat à des instituts de recherche progressistes. Pour en propager les résultats, nous avons besoin de moyens de communication plus performants.

Une étude sérieuse démontrerait que, malgré les énormes possibilités offertes par l’Internet, il y a eu un net recul à ce chapitre au cours des dernières décennies. De plus, il y a une sous-estimation et une sous-évaluation de pouvoir organisateur de la presse, tant sur support papier que par l’utilisation des nouvelles technologies.

Répétons-le, la bataille en est une d’abord une d’idées. C’est notre conviction profonde à l’aut’journal. Notre production – journal, site Internet, carnets et livres – en témoigne. L’information est le nerf de la guerre.