L’apprentissage de l’anglais au primaire n’est pas la meilleure idée

2011/03/31 | Par Gilles Bibeau

L’auteur est professeur et docteur en linguistique

Cet article est d’abord paru dans Le Devoir du 23 mai 2000.

Depuis maintenant une bonne quarantaine d’année, l’idée de promouvoir l’éducation bilingue précoce, en général dans le monde occidental, et en particulier au Canada, s’est répandue comme traînée de poudre.

Devant les « insuccès » relatifs de l’apprentissage des langues secondes dans les écoles secondaires traditionnelles, devant l’affirmation de certaines personnes influentes, par exemple le neurologue québécois Wilder Penfield qui soutenait que, passé l’âge de neuf ou dix ans, il était très difficile d’apprendre une langue seconde, devant l’expression de besoins qualifiés de pressants par diverses personnes (chefs d’entreprise, fonctionnaires canadiens, travailleurs québécois, etc.), on a rappelé aux responsables de l’éducation que, dans la vie courante, plus les enfants étaient jeunes, mieux ils apprenaient une langue seconde et qu’il fallait en commencer l’enseignement le plus tôt possible.

Recul

C’est ainsi qu’au Québec, et dans plusieurs régions du monde, y compris d’autres provinces canadiennes, on a commencé à reculer (ou à devancer) progressivement le début de l’enseignement de la langue seconde au primaire 6e année, 4e année, 3e année, et même 2e et 1ère année.

Enfin, le système d’éducation devenait raisonnable en s’alignant sur des conceptions pragmatiques et fonctionnelles. Tout le monde sait que les enfants peuvent apprendre rapidement une langue seconde dans la rue, « sur le tas », et qu’il n’y a pas de raisons de penser qu’il en est autrement dans l’école.

De plus, dans un État comme le Québec, où les francophones ne représentent que 2% de la population de l’Amérique du Nord à grande majorité anglophone, il faut faire le maximum pour que les jeunes apprennent l’anglais. Et le plus tôt sera le mieux!

Certains personnes, moins enthousiastes que les autres, quant à la précocité d’un tel apprentissage, considèrent malgré tout que l’allongement du temps consacré à l’enseignement d’une langue seconde ne peut pas nuire et peut même augmenter les chances de l’apprendre.

Ces opinions favorables à l’éducation bilingue précoce sont devenues progressivement ce qu’on appelle en ethnologie des stéréotypes sociolinguistiques, c’est-à-dire des convictions toutes faites, des clichés, des automatismes à propos des langues, qui finissent par faire partie des intérêts et des valeurs des membres de la communauté linguistique.

Mais les sciences de l’éduction, de même que les sciences humaines (psychologie, sociologie, ethnologie, linguistique) appliquées à l’éducation, comme c’est leur fonction normale, ont cherché à décrire et à comprendre ce qui se passe, ce qui favorise et ce qui défavorise l’apprentissage des langues, quels sont les facteurs qui interviennent, dans un sens ou dans l’autre, et quelles sont les conclusions à titrer à ce sujet.

Et les scientifiques de ces disciplines ont rempli leur fonction de manière très sérieuse et très étendue dans plusieurs régions du monde, dont le Canada, les États-Unis, le Japon, plusieurs pays d’Europe et d’Afrique.

Même l’UNESCO, qui avait recommandé en 1953 de faire débuter l’éducation scolaire dans la langue dite vernaculaire, a fait faire en 1974-1975 des recherches descriptives sur cette question dans huit pays différents, avec la collaboration de chercheurs réputés.

Quelles sont donc les conclusions de cette expertise internationale?


À propos de l’âge

Les résultats des recherches descriptives et des comparaisons d’expériences pédagogiques vont à peu près tous dans la même direction : à l’école, contrairement à la situation naturelle (dans la rue ou sur le tas), l’apprentissage des langues secondes réussit mieux à un âge plus avancé.

Dans les systèmes scolaires institutionnalisés. Les jeunes adultes (18-30 ans) apprennent mieux et plus rapidement que les adolescents et retiennent davantage ce qu’ils ont appris, et les adolescents (11-17 ans) apprennent mieux, plus rapidement et plus efficacement que les enfants du primaire (6-11 ans).

Ce sont là des résultats stables, répétés dans plusieurs contextes et avec différentes méthodes d’enseignement. Il existe à ce sujet une documentation abondante et des références internationales nombreuses (Burstall, Carroll, Harley, Singleton, Stern).

Ce qui peut expliquer en partie ces résultats, c’est le niveau de développement intellectuel plus élevé chez les élèves plus avancés dans la scolarisation. Dans une bonne mesure, la langue seconde est une matière scolaire comme les autres.

Il en va pour l’anglais langue seconde au Québec comme pour n’importe quelle autre langue seconde : dans le milieu scolaire, on peut affirmer avec assurance que, règle générale et à conditions pédagogiques égales, les élèves du secondaire l’apprendront mieux, plus rapidement et plus efficacement que les élèves du primaire, surtout au premier cycle du primaire, et à plus forte raison lorsque les conditions d’enseignement sont déficientes.

Même les célèbres classes d’immersion canadiennes (français langue seconde) donnent d’aussi bons ou de meilleurs résultats au secondaire qu’au primaire.

Et on arrivera aux mêmes conclusions avec les classes intensives d’anglais au Québec lorsqu’elles se tiendront au secondaire, comme cela se fait déjà dans quelques écoles, et qu’on pourra faire des comparaisons.

Mais les conclusions scientifiques ne portent pas uniquement sur l’âge des apprenants. Elles touchent également plusieurs autres facteurs qui jouent un rôle souvent déterminant dans l’apprentissage des langues secondes.


Autres facteurs

Ainsi, il existe des liens bien établis entre les aptitudes spécifiques à l’apprentissage des langues, déterminées par des tests portant sur certaines caractéristiques du langage, et le succès dans l’apprentissage.

L’échelle graduelle de ceux et celles qui réussissent en apprentissage des langues secondes coïncide (corrélation de 70%) avec l’échelle graduelle de ceux et celles qui réussissent dans les tests d’aptitude (Carole et Pimsleur ont construit ce type de tests qui ont été utilisés des millions de fois.) Cela indique qu’il y a des apprenants plus doués que les autres pour apprendre les langues et, bien sûr, qu’il y en a qui sont moins doués.

Dans la documentation sur les rapports entre le bilinguisme et l’intelligence générale, on trouve deux positions opposées.

  • Entre 1905 et 1950, à la suite de l’administration de tests d’intelligence à près de 200 000 sujets bilingues et unilingues d’une vingtaine de pays et dont la majorité étaient du niveau primaire, une centaine d’études indiquent que la grande majorité des sujets bilingues (75%) ont obtenu des résultats inférieurs à ceux des unilingues, 7% des résultats supérieurs, et 19% des résultats égaux.

  • De leur côté, des recherches plus récentes ont cherché à déterminer des effets positifs du bilinguisme sur l’intelligence en administrant des tests à des bilingues et à des unilingues. Mais ces deux groupes de travaux ont été critiqués à cause des méthodes de recherche utilisées.

Un des problèmes méthodologiques était lié aux critères de choix des sujets testés. Dans les premières recherches, on n’avait pas établi clairement si les sujets bilingues pouvaient se comparer aux sujets unilingues sur les plans culturel, social, politique et économique puisque que les sujets unilingues appartenaient le plus souvent à des communautés dominantes et relativement homogènes alors que les sujets bilingues étaient le plus souvent en situation de dominés.

On s’est demandé également s’il était raisonnable d’utiliser les mêmes tests pour ces deux types de sujets. Dans les secondes recherches, on ne pouvait pas dire si c’était le bilinguisme qui produisait un effet sur l’intelligence ou si c’étaient les sujets les plus intelligents qui étaient devenus bilingues.

Au total, sur ce facteur, les recherches ont donné des résultats contradictoires. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de rapport entre le niveau de l’intelligence et l’apprentissage des langues. Comme pour le reste, dans des conditions égales, les apprenants plus intelligents ont généralement plus de succès.


La langue et la culture maternelles

Comme on le sait depuis longtemps, la langue n’est pas uniquement une liste de mots et de règles avec leurs référents. C’est une structure fort complexe qui permet aux usagers de construire, en eux et entre eux, non seulement une représentation particulière du réel ambiant (différente pour chaque langue), mais une manière particulière d’associer le réel à la vie, un réseau de valeurs (ce qu’il faut penser, espérer, croire) et d’états affectifs (ce qui produit quels sentiments) issus de toutes les expériences passées et actuelles de la communauté linguistique.

La langue correspond à une organisation particulière de la connaissance et de la relation sociale. On ne dit pas les mêmes choses de la même manière et avec les mêmes significations selon qu’on les exprime dans une langue ou dans une autre.

Autrement dit, la langue maternelle ne peut faire autrement que d’exprimer la culture maternelle. Et cette structure multifonctionnelle de la culture maternelle (linguistique, psychologique, sociale) n’arrive pas à sa maturité de base avant l’âge de dix ou douze ans.

Les changements de milieu, d’environnement, de rôle, de conditions de vie avant cet âge ont souvent des effets sur l’équilibre personnel et sur la qualité des comportements et des relations des enfants.


Une idée magnifique

Dans la ligne des travaux récents sur les contacts culturels impliqués dans l’enseignement et l’apprentissage des langues secondes, on a formulé une suggestion fort intéressante à la fois pour les systèmes scolaires et pour les communautés.

Une spécialiste française de la didactique des langues, Louise Dabène, a proposé en effet la création d’un programme scolaire portant sur l’éveil aux langues et cultures étrangères ou secondes) à mettre en place avant le programme d’enseignement formel de la langue seconde.

Un tel programme comporterait toutes sortes d’activités concrètes servant à initier les élèves aux divers aspects culturels de différentes communautés : modes de vie, environnement, alimentation, vêtements, jeux, chants, danses, règles sociales, etc.

Chaque année scolaire du primaire, à partir de la 2e ou de la 3e année, pourrait permettre l’éveil à une ou deux cultures étrangères (en commençant par les plus éloignées).

Cette approche permettrait aux enfants de s’initier à une bonne douzaine de cultures étrangères avant d’aborder, avec plus de disponibilité et moins de vulnérabilité, celle que véhicule la langue à étudier au secondaire.

Elle déboucherait en effet sur une compréhension plus documentée et plus intégrée des étrangers, sur un certain élagage de préjugés, sur un ajustement affectif personnel, éventuellement sur une réduction du sentiment de dépendance, de peur ou de rejet, bref sur une ouverture d’esprit plus grande, mais sur une sécurité culturelle également plus grande.

Sans compter la prise de conscience des éléments comparables de la culture maternelle avec ceux des autres cultures et le développement éventuel d’une attitude plus égalitaire. L’utilisation d’une telle approche ne pourrait que faciliter l’apprentissage de la langue seconde et la compréhension des éléments culturels impliqués.


Conclusion

Personne ne doute, évidemment, de l’intérêt, de la nécessité même d’enseigner l’anglais dans les écoles québécoises et d’essayer d’atteindre des objectifs linguistiques suffisants avant que les élèves ne sortent de l’école secondaire.

Mais il ne faut pas tomber dans les stéréotypes sociolinguistiques faciles, surtout lorsqu’ils sont contredits par les recherches. Comme aurait dit Galilée, ce n’est pas parce que notre perception immédiate nous fait penser que les plus jeunes apprennent mieux l’anglais à l’école que cela est vrai, surtout lorsqu’on a démontré le contraire.