Jane Jacobs : son livre « honni » sur le Québec

2011/04/21 | Par Robin Philpot

L’incomparable Jane Jacobs a disparu il y a cinq ans, le 25 avril 2006. On retiendra surtout son immense contribution à l’urbanisme, particulièrement à Toronto et à New York où elle a habité.

Moins connu – et parfois méprisé – est son travail sur la souveraineté des nations et la relation entre les villes et le développement économique des nations. Pourtant, elle y a consacré deux livres, qui, à la lumière du débat des chefs sur la place du Québec au Canada, auraient dû être une lecture obligatoire au Canada anglais et notamment pour les Harper, Ignatieff et autres Jack Layton.

The Question of Separatism, Quebec and the Struggle over Sovereignty (1980) et Les villes et la richesse des nations (1984) ont suivi de près ses deux ouvrages phares sur les villes, Déclin et survie des grandes villes américaines (1961) et L’économie des villes (1968). Elle les a écrits peu après avoir emménagé à Toronto.

Des questions troublantes demeurent cinq ans après son départ.

Pourquoi un ouvrage d’une grande intellectuelle, et citoyenne canadienne, sur un sujet politique fondamental au Canada, celui des nations, a mérité si peu d’attention? Pourquoi le seul ouvrage portant spécifiquement sur son pays adoptif n’est jamais discuté?

Pourquoi cet ouvrage a été introuvable depuis plus de 25 ans, alors que ses six autres livres ont toujours été disponibles? Et comment 35 experts pouvaient-ils produire en 2010 une anthologie de 400 pages, What we see, Advancing the observations of Jane Jacobs, sans mentionner l’existence même de son livre The Question of Separatism.

Jane Jacobs a répondu partiellement à ces questions dans une interview qu’elle m’a accordée en 2005. Elle a dérogé à son habitude de refuser des interviews justement parce que cette interview devait porter sur son livre sur le Québec, 25 ans après sa parution et 10 ans après le référendum de 1995.

Interrogée à savoir si les médias lui posaient des questions à ce sujet, elle a répondu : « Non, presque jamais. Vous êtes le premier. » Pour expliquer ce silence, elle a ajouté : « On ne veut même pas y penser… ou discuter les pour et les contre, ou comprendre pourquoi les Québécois envisagent un tel choix. C’est un sujet à éviter! (an unwelcome subject) (…) Le sentiment général à cet égard a été que, si le Québec devait se séparer, le Canada se désintégrerait : la crainte qu’il n’y aurait plus d’identité canadienne. C’est ridicule, parce qu’il y a tant d’exemples de séparation et rien ne s’est désintégré, à moins qu’il y ait une guerre… il y a eu plus de trente exemples dans l’histoire récente, tous depuis que l’idée a mûri au Québec en 1980. »

Comme pour ses autres ouvrages, Jane Jacobs a mis à contribution sa capacité notoire d’observation et d’analyse du monde réel, évitant ainsi l’idéologie et les slogans, pour ensuite proposer des solutions gagnantes pour tous. À l’aide d’exemples, et notamment celui de la Norvège et de la Suède, elle s’est penchée sur les questions fondamentales qui touchent – et parfois affligent – le débat, telles que l’émotion, la taille des pays et les paradoxes qui en découlent, la dualité et le fédéralisme, mais aussi la relation et la concurrence entre les grands centres urbains.

Madame Jacobs insistait que les grandes villes régions, ainsi que les nations dont elles sont le moteur, ont besoin d’un certain niveau de souveraineté politique afin de se développer avec succès. Sans ça, elles deviennent « passives et provinciales », étant reléguées à l’ombre d’une ville région dominante.

C’est le sort qui, selon elle, attendait Montréal par rapport à Toronto, résultat de ce qu’elle a qualifié de « force croissante » de centralisation nationale. Elle a ajouté que la volonté des Québécois d’atteindre la souveraineté n’allait pas s’évaporer de sitôt, à moins bien sûr que les Montréalais et tous les Québécois ne se résignent à devenir un satellite économique de la planète Toronto.

Force est de constater qu’elle a visé juste!

Toujours pragmatique, Jane Jacobs a néanmoins expliqué dans le livre et dans l’interview en 2005 comment, sur le plan économique, les deux parties – le Canada et le Québec – pouvaient gagner d’une nouvelle relation qui respecterait la volonté du peuple québécois.

Les acteurs ont changé depuis 1980, mais le scénario demeure le même. Le Québec enverra probablement, encore une fois, une majorité de députés du Bloc Québécois à Ottawa lors des élections du 2 mai.

Cette impasse, vieille de 18 ans, n’aurait pas surpris Jane Jacobs, qui n’a jamais renié ses conclusions de 1980. Quand je lui ai demandé si elle écrirait la même chose en 2005, elle a répondu en souriant : « Oui, absolument. Non pas parce que c’est dans ma tête, mais parce que le monde est comme ça et cela tient toujours. »

Espérons que cinq ans après son départ, le monde saura tirer autant d’enseignements de ses ouvrages sur les nations et la souveraineté que des livres sur les villes.

C’est pour cette raison que nous avons publié une nouvelle édition de The Question of Separatism chez Baraka Books.


* Écrivain et éditeur, l’auteur a interviewé Jane Jacobs en 2005 dont le texte intégral est reproduit dans la nouvelle édition de The Question of Separatism, Quebec and the Struggle over Sovereignty (Baraka Books 2011)


Le livre peut être commandé en ligne à www.barakabooks.com.