Temps au Théâtre d’aujourd’hui : du pur Mouawad

2011/04/29 | Par Marie-Paule Grimaldi

Sans rien révolutionner, sans même se renouveler, Wajdi Mouawad bouleverse, transporte et confronte une fois de plus avec Temps, présenté au Théâtre d’aujourd’hui. Tragédies intimes et sociales entremêlées sur fond de mythes et de psychanalyse, crimes infâmes, retrouvailles inespérées, famille (évidemment), recherche de guérison, de résolution, questionnement sur le rôle de l’art, son importance, la poésie, l’enquête et le mystère, le sexe, l’amour et l’amitié, tous les ingrédients chers à l’auteur et metteur en scène sont là.

L’action se déroule à Fermont, ville nordique à la frontière du Labrador, ville emmurée pour combattre le froid, ville qui n’existe que pour sa fonction industrielle, une mine, sujette à son utilité, où les habitants sont tous des employés et locataires.

Parmi ceux-ci, un vieil ingénieur et poète atteint d’Alzheimer, sa fille sourde et muette rageuse, et la compagne de l’homme, profondément amoureuse. Un jour il quitte sans manteau, en pleine errance, semant la panique chez ses proches. Peur qu’il meurt de froid, mais aussi la peur des rats : deux fois par jour, une horde de rats traverse la ville, sans attaquer les humains, mais ravageant et dévorant tout ce qui se trouve sur leur chemin.

Sauvé par chance, la fin du père est annoncée sans qu’il n’ait laissé aucun testament, et pour établir son legs, tous ses héritiers devront être présents. Ainsi un frère perdu puis un autre reviendront, mais la réunion familiale concerne des sujets des sujets beaucoup plus graves que les procédures administratives, bien qu’ils seront effectivement de l’ordre de ce que l’homme laissera derrière lui.

Noëlla, la fille, la sœur, a un dessein à accomplir, et par le fait même son destin. Tout ça dans l’urgence d’une ville qui risque d’être évacuée, voire fermée, à cause de l’épidémie de rat, avec une conseillère municipale et archère prête à tout pour la sauver.

Dans une scénographie d’un blanc criant, évoquant un immense congélateur, l’action se déroule par ellipses toujours plus rapprochées, des scènes ponctuées par la présence de l’archère, et malgré une durée de deux heures dix, dans une grande densité de pathos, de rebondissements et de dénouements. Si on se situe mal au début dans ce désert hivernal, l’émotion finit par nous gagner alors que le drame atteint l’innommable, pourtant si intime.

La mise en scène, presque cinématographie, s’encombre parfois d’effets symboliques lourds et pas assez convaincants, effets déjà vu dans d’autres mises en scène de Mouawad, et qui avaient alors beaucoup plus d’impact. Une certaine froideur (on peut le dire), habite aussi le mouvement théâtral de Temps. Est-ce dû au texte, qui se distancie en lui-même en abordant la frontière des langues, et multipliant les traductions à l’intérieur même des dialogues?

En fait, c’est le texte qui prime avant tout dans cette production. Les comédiens sont tous excellents et familiers de l’univers de Mouawad, et la pièce s’est d’ailleurs construite autour de leurs improvisations en création.

Reste l’impression qu’ils sont les étendards de leur propos, porteurs de répliques, porteurs d’idées et d’archétypes, et manquent de vérité, c’est-à-dire qu’ils n’arrivent pas à nous convaincre totalement d’une réalité, la leur.

Ils demeurent donc des personnages, mais les personnages d’une histoire intensément troublante, qui nous place devant la question du mal, de la résilience, de la justice et d’un pardon, impossible.

Sans l’incarner, les comédiens affirment le texte avec ferveur, l’hurlent, le démontrent. Tissée justement sur l’histoire du Joueur de flûte d’Andersen, la pièce nous propose un conte, un conte qui n’a rien de merveilleux et qui nous ramène directement aux parts d’ombre et de lumière qui nous habitent.

Or, rien de nouveau sous le ciel de Wajdi, tous ces éléments ont été vus et revus dans son œuvre, surtout dans la tétralogie du Sang des promesses (Littoral, Incendies, Forêts et Ciels). Si le créateur souhaitait s’éloigner de ses précédentes pièces, ce n’est pas réussi, et on craint la sur-utilisation de formule.

Il faut croire qu’en fait ces thèmes n’en n’ont pas finit avec Mouawad, ni avec nous. Comment serait-ce possible alors que depuis si longtemps nous nous démêlons avec eux, avec les choix personnels et sociaux auxquels ils nous confrontent? Le propos est immense, historique, mythique, salvateur, et d’une grande nécessité.

Dans tous les cas, on ne peut pas accuser Mouawad de manquer de cohérence dans sa démarche artistique, et cela est franchement à considérer vis-à-vis « l’affaire Cantat ». Oui, on est face à une recherche qui passe par la provocation, mais celle-ci veut se placer dans la complexité et la nuance, et non dans l’absolutisme de la simplicité et du machiavélisme.

Certains en auront assez, certains ne seront pas impressionnés. Certains retrouveront un créateur peut-être imparfait mais essentiel, d’autres découvriront et entreront de plein pied dans une œuvre qui fait marque. Les nombreuses supplémentaires annoncées laissent croire que plusieurs se feront une idée.

Temps, Jusqu’au 21 mai, Théâtre d’aujourd’hui, 3900 Saint-Denis