La guerre, yes M’dam !

2011/05/03 | Par André Synnott

Historienne de l’art, sociologue et romancière, Carol Mann était à Sarajevo assiégée par les Serbes lors des conflits en ex-Yougoslavie. On sait que les Serbes utilisèrent massivement le viol pour réprimer les populations bosniaques. Elle en a tiré un livre, Les Amazones de la «Kuca», et s’est découvert un nouveau champ de recherche dont elle livre le résultat dans Femmes dans la guerre 1914-1945.

Les femmes ont connu des souffrances spécifiques et ont tenu de nouveaux rôles durant les deux guerres mondiales, mais ces souffrances et ces rôles n’ont pas fait l’objet de recherches particulières. L’histoire des guerres privilégie très facilement l’histoire événementielle (telle ville est tombée à telle date, tel chef de guerre a remporté telle victoire) plutôt que l’histoire des mentalités ou des comportements (un nouveau fait de société causé par telle conjoncture, un nouveau produit industriel amène un changement social). Elle veut combler cette lacune sur ce point précis.

La guerre de 14-18 entraîne deux conséquences majeures pour les femmes, elles sont appelées à servir de deux façons. D’abord, plus ou moins près du front, de nombreuses femmes ont été engagées ou se sont portées volontaires comme infirmières par esprit d’aventure et de compassion (comme Florence Nightingale lors de la guerre de Crimée).

Malgré le besoin de service médical aux armées, les femmes médecins furent pratiquement inexistantes à cause d’une volonté délibérée de les maintenir dans un statut subalterne.

Puis, à l’arrière du front, la mobilisation générale des hommes amène les femmes à remplacer un mari ou un père à la ferme (la société était majoritairement rurale) ou à l’usine (la production de guerre provoquant une industrialisation accélérée).

Plusieurs domestiques, employées de maison y ont vu l’occasion de quitter le service domestique pour un emploi mieux payé (mais moins que les hommes), offrant plus d’espace de liberté malgré des conditions très pénibles.

Cette guerre fut la première où la sexualité a été instrumentalisée par les autorités militaires. Ainsi, des prostituées furent recrutées parce que le repos du guerrier était vu non seulement comme un droit, mais que la satisfaction des pulsions sexuelles des soldats était supposée augmenter leur rendement.

L’armée française, la première, créa les BMC (bordels militaires de campagne tel que décrit par Jacques Brel dans la chanson Au suivant) où les femmes devaient faire une centaine de passes par jour tout en étant soumises à un strict contrôle médical, plus pour éviter de contaminer des soldats que d’être contaminées par eux.

L’économie de guerre a eu des conséquences sur le vécu des femmes. Les restrictions sur les tissus et la nécessité du travail en usine ont libéré les femmes de la mode 1900-10 (corset, robe à crinoline, jupe descendant jusqu’aux chevilles) comme la pratique d’une activité sociale a donné du poids à la revendication de l’égalité et du droit de vote.

La Seconde Guerre mondiale a accentué encore plus les souffrances subies par les femmes.

La population des pays occupés par les Allemands eut à subir d’autant plus de restrictions que pratiquement toutes les ressources des pays occupés étaient envoyées en Allemagne.

Le simple maintien de la vie quotidienne était un souci constant, particulièrement aggravé en cas de grossesse. Les difficultés à mener à terme une grossesse ou la venue d’un enfant supplémentaire dans ces conditions extrêmes a suscité de nombreux avortements, pourtant très sévèrement réprimés à cette époque.

La participation à l’effort de guerre fut, pour plusieurs jeunes femmes, l’occasion de quitter la famille, de se libérer de ses contraintes comme leurs aînées de 14-18 s’étaient libérées du service domestique.

Par leur participation à l’effort de guerre, dans le service aux armées, aux mouvements de résistance dans l’Europe occupée, les femmes s’éloignèrent des stéréotypes précédemment assignés (mère nourricière, repos du guerrier, pourvoyeuse de chair à canon) et franchirent un autre niveau vers l’émancipation. Cela valut surtout pour les Alliés.

Pour les nazis, les femmes ne devaient pas participer à l’effort de guerre de la même façon. Malgré la pénurie de main-d’oeuvre, les Allemandes devaient être confinées à leur 3 K traditionnels (K pour les mots allemands, cuisine, église et enfant), ce qui entraîna la réquisition des travailleurs européens vers l’Allemagne.

Étant dispensées du travail productif, les Allemandes se devaient de fournir des enfants au régime, mais comme ce n’était pas suffisant pour le Reich de 1000 ans, des Européennes (du Nord surtout) furent sélectionnées selon des critères raciaux (Aryennes, cheveux blonds, yeux bleus) pour servir autant au repos du guerrier des permissionnaires qu’à la production intensive de nouveaux citoyens (les «lebensborns»).

À côté de cette production massive, forcée, il y a eu aussi la question du viol. De tout temps, dans toutes les guerres, les vainqueurs s’arrogeaient le droit de violer les femmes de l’ennemi. Sur ce plan, Alliés comme nazis commirent les mêmes crimes.

Lors de l’entrée de l’Armée rouge en Allemagne, pratiquement toutes les Allemandes furent violées par les soldats soviétiques (que les Allemands aient fait de même dans les pays occupés n’est pas une excuse), de même que lors de l’entrée des Japonais à Hong Kong, les officiers prévinrent les soldats que toute Chinoise était une prostituée et pouvait donc être violée.

En plus, l’armée japonaise créa les «épouses de réconfort» pour leurs soldats occupants l’Asie, des Philippines à la Birmanie (lacune du livre de Carol Mann, elle ne parle pas de la guerre dans le Pacifique).

Et comme si ce n’était pas suffisant de violer les femmes de l’ennemi, les soldats s’en prenaient parfois à celles de leurs alliés. Ainsi, le roman La Storia d’Elsa Morante commence par le viol d’une Italienne par un soldat allemand (le roman a été adapté au cinéma avec Claudia Cardinale à qui la même histoire est arrivée). Dans Les Noces barbares de Yann Queffélec, une adolescente est violée par trois soldats américains venus libérer la France.

Autre condition extrême vécue par les femmes durant la guerre : les camps de concentration, qu’elle étudie, parce qu’il y a très peu de documentation, par la recherche de témoins et d’entrevues avec des survivantes.

Elle a malheureusement constaté un mouvement de ressac à la libération, malgré des droits de vote acquis dans plus d’une vingtaine de pays. Le mouvement des femmes a connu une stagnation, parfois un recul; pour reprendre durant les années 60 (Betty Friedan, Kate Millett, Germaine Greer) en même temps (est-ce un hasard) que la contestation contre la guerre du Viêt Nam.


Carol Mann, Femmes dans la guerre 1914-1945, éditions Pygmalion Flammarion.