Laïcité : au cœur du débat avec Charles Taylor

2011/05/05 | Par Louise Mailloux

Deux ans après la publication du rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, les philosophes Jocelyn Maclure et Charles Taylor nous livrent un ouvrage dans lequel ils développent et approfondissent l’argumentaire en faveur de la laïcité ouverte.

Soulignant d’entrée de jeu le manque d’analyse conceptuelle adéquate quant aux principes constitutifs de la laïcité, les auteurs proposent un découpage dans lequel le respect de l’égalité morale et la protection de la liberté de conscience constituent les deux grandes finalités de la laïcité, alors que la séparation de l’Église et de l’État et la neutralité de ce dernier n’en forment que le mode opératoire. Cette neutralité de l’État n’étant ici qu’un moyen qui, selon les auteurs, a été fétichisé par la conception républicaine.

Une telle analyse a pour effet de limiter les prétentions de l’État, tout en propulsant l’individu au cœur de la problématique laïque. Mais ce raisonnement comporte une grave erreur parce qu’il suppose que la liberté de conscience peut exister avant même qu’il y ait séparation entre le politique et le religieux.

Or, et l’histoire en témoigne, c’est justement le fait d’exclure le religieux du politique qui va permettre à la liberté de conscience d’exister ultérieurement. Dans un État où la religion n’a pas été séparée du politique, la liberté de conscience n’existe pas. Il en est d’ailleurs ainsi dans la très grande majorité des pays musulmans où la religion est liée au politique et où la liberté de conscience est inexistante.

Le moment fondateur de la laïcité n’est donc pas l’individu mais l’État. Un État neutre eu égard aux croyances et qui par sa neutralité produit, nous dit Catherine Kintzler, un espace a priori pouvant accueillir toutes les options. C’est cet espace commun qui fait advenir la liberté de conscience et l’égalité des droits qui ne préexistent nullement à la séparation de l’Église et de l’État.

De réduire l’État à n’être qu’un moyen, c’est aussi sous-estimer les raisons historiques qui ont conduit au régime de laïcité, occulter le caractère hégémonique des religions et négliger l’opposition légendaire d’un régime laïque contre toutes formes de cléricalisme. Parce que seule la séparation de l’Église et de l’État peut empêcher qu’une religion impose ses règles de vie à l’ensemble des citoyens.

En tenant compte de la conjoncture actuelle où les démocraties subissent les assauts de l’intégrisme religieux, ne pas considérer celle-ci comme étant une finalité à la laïcité relève tout simplement de la bêtise ou de la mauvaise foi.

L’approche de Maclure et Taylor s’inscrit dans le cadre du libéralisme politique qui ne reconnaît de légitimité morale qu’à l’individu. Se réclamant de Locke pour attester l’incompétence de l’État en matière spirituelle et de Rawls pour nous rappeler les limites de la rationalité à pouvoir définir ce qu’est la vie bonne, l’État libéral se voit donc disqualifiée dans sa capacité et son droit d’affirmer des valeurs communes puisqu’il n’y a que l’individu qui jouit d’une telle autonomie morale.

Seules la dignité, les droits de la personne et la souveraineté populaire sont considérées par les auteurs comme des valeurs communes légitimes parce qu’indissociables de toute démocratie.

Ils accusent donc l’État républicain de ne pas être neutre puisqu’il défend une conception séculière du bien qu’ils qualifient de «religion civile» et dans laquelle bon nombre de citoyens religieux risquent de ne pas se reconnaître.

Ainsi l’universel est transformé en particulier occidental arrogant et le principe d’égalité des sexes en parti-pris particulier occidental. Maclure et Taylor considèrent que le seul fondement légitime de l’État doit se limiter aux valeurs énoncées dans les chartes qui ne reconnaissent que les droits individuels, refusant donc à la nation québécoise le droit à la reconnaissance, la rabaissant, comme ce fut le cas dans le rapport Bouchard-Taylor, au rang d’une majorité ethnique.

Cela fait tout de même beaucoup de refus pour un État libéral qui a la prétention de tout accepter sans faire violence à personne…

Toute définition extrinsèque du bien commun étant exclue, ne reste plus à l’État libéral qu’un seul rôle; celui de la prise en charge du pluralisme religieux de nos sociétés modernes, celui d’harmoniser le vivre-ensemble en protégeant l’expression des différentes conceptions du bien même si elles sont parfois opposées.

Cette conception de la neutralité de l’État d’inspiration rawlsienne fait penser à la recette du succès du fromage Le P’tit Québec; le moins de saveur possible pour que tout le monde en mange.

Celle-ci servira de toile de fond pour promouvoir la laïcité ouverte et justifier ses implications, notamment en ce qui concerne le port de signes religieux dans les institutions publiques.

L’argument central est bien connu; l’exigence de neutralité s’adresse aux institutions et non aux individus. Ce serait donc porter atteinte à la liberté de conscience que d’interdire le port de tels signes. Fi du symbolisme, fi du prosélytisme, fi de l’intégrisme.

Dans la deuxième partie du livre, les auteurs vont développer un argumentaire visant à justifier l’obligation juridique d’accommodement dans le cas des croyances religieuses en montrant que celles-ci ne sont pas de simples préférences puisqu’elles sont liées au sentiment d’intégrité morale d’une personne et à l’estime qu’elle se porte à elle-même.

Ne pas reconnaître ces croyances, disent les auteurs, équivaudrait à nier l’identité de la personne et lui causer un tort moral irréparable qui contreviendrait à son droit à l’égalité. Maclure et Taylor iront même jusqu’à affirmer qu’en raison du rôle joué dans l’identité morale, le statut des croyances religieuses est particulier et qu’elles doivent donc jouir d’une protection juridique spéciale.

Ils se réjouissent d’ailleurs du fait que le seul critère retenu par la cour Suprême soit celui de la sincérité du croyant, les tribunaux n’ayant donc pas à juger des dogmes religieux.

Finalement les auteurs concluent en disant : «Ce type de société exige des citoyens qu’ils fassent abstraction des désaccords moraux et philosophiques, parfois profonds, qu’ils ont avec leurs concitoyens au nom de leur intérêt plus fondamental à vivre dans une société suffisamment stable et harmonieuse.»

Et d’ajouter : «… le prix à payer pour vivre dans une société qui protège l’exercice des libertés de conscience et d’expression est d’accepter d’être exposé à des croyances et à des pratiques que nous jugerons fausses, ridicules ou blessantes.»

Interdit de juger, interdit de penser. Ce serait faire preuve d’outrecuidance et d’ethnocentrisme. Seul l’individu est souverain. Mais les auteurs se défendent bien de tomber dans le relativisme en disant plutôt se fonder sur le droit à l’égalité garanti par les chartes. Du libéralisme pur jus.

Une telle position n’est pas que formelle en ce qu’elle accorde une présomption de valeur à toutes les cultures. Mais comment fonder cette présomption?

C’est Charles Taylor lui-même qui nous donne la réponse dans son livre Multiculturalisme. Différence et démocratie : «L’un des fondements proposés est d’ordre religieux. Herder, par exemple, avait une conception de la divine Providence selon laquelle toute variété de culture n’était pas une pure contingence, mais était censée apporter une plus grande harmonie. Je ne saurais écarter une telle conception

Voilà que Dieu et le sens du sacré sont réintroduits subrepticement dans l’histoire par le biais de cette divine Providence, voulant que tout soit nécessaire, y compris les cultures qui sont l’œuvre de Dieu. Père, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel! Faut-il s’étonner alors d’une défense de la laïcité ouverte aux religions?

Ce romantisme chrétien qui s’oppose au rationalisme des Lumières et à l’universalité de la raison cartésienne ou kantienne, est le sous-entendu capital de cette laïcité ouverte. Il en est son secret le mieux gardé et son parti-pris le mieux dissimulé...

On associe généralement le totalitarisme à l’État qui écrase l’individu et étouffe sa liberté. C’est essentiellement cette vision orwellienne de l’État qui anime la pensée libérale.

Mais permettez-moi de souligner qu’avec cette offensive du religieux sur la base des droits individuels, les bienpensants de la laïcité ouverte nous interdisent de penser et de juger en même temps qu’ils se font les alliés des intégristes les plus virulents dont les penchants et les sympathies pour le totalitarisme ne sont plus à démontrer. Mais évidemment, ceci se passe en 2010 dans une autre galaxie. Loin de chez nous…


Laïcité et liberté de conscience
Jocelyn Maclure et Charles Taylor,
Boréal,
Montréal, 2010, 161 pages