La saga de la carte électorale

2011/05/16 | Par Paul Cliche

En 1979, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une loi confiant à un organisme indépendant des partis politiques, la Commission de la représentation électorale (CRE), la responsabilité de réviser périodiquement la carte électorale afin que le poids du vote des électeurs demeure le plus égal possible compte tenu de l’évolution de la démographie peu importe l’endroit où ils se trouvent sur le territoire québécois.

Cette dernière, comme la loi sur le financement des partis, a constitué une pièce maîtresse dans le programme du gouvernement Lévesque pour démocratiser nos institutions politiques.

Or, pour la deuxième fois depuis l’automne dernier, le gouvernement Charest entend suspendre les pouvoirs de la CRE, présidée par le Directeur général des élections, afin d’empêcher que ne prennent effet les recommandations faites par cet organisme afin d’ajuster la carte électorale aux nouvelles réalités démographiques.

Ces dernières, appliquant les dispositions de la loi électorale, prévoient notamment l’abolition de trois circonscriptions dans l’Est du Québec et l’ajout de trois nouvelles dans la banlieue métropolitaine de Montréal.

On sait que certaines circonscriptions rurales comptent présentement deux fois moins d’électeurs que celles situées dans des centres urbains et dans les banlieues en expansion. De plus, une trentaine des 125 existantes ne respectent plus la règle édictée par la loi interdisant que le nombre d’électeurs d’une circonscription dépassent de plus ou moins 25% la moyenne québécoise. En fait, la carte électorale québécoise est la plus inégalitaire en Amérique du Nord.

La loi 132, adoptée l’automne dernier grâce à une coalition libéralo-péquiste, a suspendu une première fois les pouvoirs de la CRE jusqu’au 30 juin 2011 dans l’espoir qu’il y ait entente entre les partis sur de nouvelles normes devant régir la délimitation des circonscriptions électorales.

Ce désaveu a précipité le départ à la retraite du président général des élections, Marcel Blanchet.

Mais par la suite les négociations ont achoppé entre libéraux et péquistes. Devant l’impasse, le ministre responsable de la Réforme des institutions démocratiques, Pierre Moreau, a décidé de présenter, il y a quelques jours, le projet de loi 19 pour reconduire la suspension des pouvoirs de la CRE indéfiniment ainsi que pour créer les trois nouvelles circonscriptions prévues en banlieue de Montréal tout en maintenant les trois qui devaient disparaître dans l’Est du Québec.

Le nombre de circonscriptions passerait ainsi de 125 à 128. Ce geste a soulevé un tollé du côté de trois partis d’oppositions qui plaident que les us et coutumes veulent qu’il y ait consensus en cette matière.

La carte électorale actuelle date de 2001. La CRE doit la réviser à toutes les deux élections. La révision encore en cours a débuté en mars 2008 par une consultation populaire tenue rapidement dans plus de 20 villes. Les députés auraient normalement dû être saisis des recommandations de la CRE en septembre suivant et le processus se serait terminé à la fin de 2008.

Mais les parlementaires ont attendu jusqu’en juin 2010 pour convoquer la CRE à une commission parlementaire qui ne s’est réunie qu’en septembre suivant; soit deux ans plus tard que prévu. Insatisfaits des recommandations de la CRE, les députés libéraux et péquistes ont alors adopté la loi 132 pour en suspendre les pouvoirs une première fois.

À noter que l’opposition péquiste veut s’éloigner encore plus que le gouvernement libéral du principe de l’égalité du vote illustré par l’axiome «un citoyen un vote». Elle veut en effet accorder la prépondérance aux concepts flous et subjectifs de la «représentation effective des régions » et de «l’occupation dynamique du territoire» sur celui de la «représentation effective des électeurs» édicté par la Cour suprême en 1991. Elle ferait ainsi des électeurs des villes et des banlieues populeuses des citoyens de seconde zone par rapport aux électeurs des régions rurales.

Enfin, il faut se rendre compte que cette brutale façon d’agir de la majorité parlementaire constitue un abus de pouvoir violant directement la loi de 1979 qui, pour empêcher l’intervention intéressée des partis politiques dans le processus crucial de délimitation des circonscriptions électorales, a conféré un statut d’indépendance à la CRE.

Elle fait ainsi reculer le Québec 40 ans en arrière dans le domaine de la réforme des institutions démocratiques et fait craindre un retour à l’époque de la grande noirceur duplessiste.