À St-Henri, le 26 septembre : de jeunes cinéastes marchent sur les traces des pionniers

2011/05/18 | Par Ginette Leroux

L’aut’journal a rencontré Shannon Walsh, la réalisatrice du film À St-Henri le 26 septembre, au restaurant Green Spot, situé sur la rue Notre-Dame ouest à St-Henri. L’idée était géniale puisque ce restaurant apparaît dans le film et est, en quelque sorte, le quartier général de certains des personnages de son film. Justement, Edmée et Robert y étaient attablés le matin même au déjeuner.

La sympathique jeune femme m’a confié, sans tarder, qu’elle n’habite plus le quartier, mais l’Afrique du Sud où elle poursuit des études postdoctorales à l’Université de Johannesbourg. St-Henri a été son premier quartier d’adoption lorsque sa famille a quitté London en Ontario pour venir s’installer à Montréal. Ses parents ont emménagé en novembre, aux lendemains du référendum de 1995, et l’ont inscrite à l’école du quartier. Quelle belle introduction à la vie québécoise et à sa politique pour la nouvelle venue!


LAJ : Quel événement vous a mise en contact avec le film d’Hubert Aquin? Pourquoi avez-vous tenté cette expérience? – Est-ce un lien avec les 50 ans du cinéma direct?

SW : Mon coscénariste Denis Valiquette, né à St-Henri, est un ami avec qui je partage des idées politiques qui m’a beaucoup appris sur la culture québécoise et, en particulier, sur Hubert Aquin. Suite à une recherche commune, nous sommes tombés par hasard sur le film À Saint-Henri le cinq septembre que nous avons visionné ensemble sur le site de l’ONF. Je connaissais déjà plusieurs films de l’époque tournés en cinéma direct, mais celui d’Hubert Aquin m’avait échappé.

Tous les deux, nous avons été éblouis par ce film. Nous avons saisi l’occasion pour amorcer une réflexion sur ce que signifie occuper un territoire urbain aujourd’hui. Le quartier St-Henri où habite toujours Denis Valiquette contraste en tout avec celui de l’époque d’Hubert Aquin, qui a tourné son film en 1962.


LAJ : En quoi votre film se différencie de celui d’Hubert Aquin?

SW : Il y a plusieurs différences entre les deux films. Entre autres, dans notre film, il n’y a pas de narrateur. Cette décision a été prise suite à la controverse suscitée dans les journaux de l’époque à l’effet que la narration de Jacques Godbout, étonnante de suffisance, portait un jugement trop intellectuel sur ce quartier ouvrier.

Tirant une leçon de cette expérience, nous avons donc opté pour une réflexion plus égalitaire en laissant les gens du quartier parler pour eux-mêmes. Cette leçon a aussi servi les derniers quarante ans du cinéma direct. Fernand Dansereau, le producteur du film d’Aquin, avait publié, en 1972, un article qui revenait sur le sujet. Ce qui allait entraîner l’ONF par la suite à délaisser la réflexion intellectuelle et à privilégier un cinéma plus engagé.

Autre différence. Le St-Henri d’aujourd’hui n’est plus le quartier ouvrier qu’il était. Les usines ont fermé et les emplois actuels sont concentrés dans les secteurs des services. Par exemple, il y a cette scène du film où une fille et sa mère reçoivent des soins de pédicure d’une Vietnamienne. C’est la situation inversée de la vieille ouvrière qui reçoit un service d’une autre ouvrière qui travaille pour elle. On observe des changements aussi subtils que celui-là qui marquent le quartier aujourd’hui.


LAJ : Comment avez-vous choisi les cinéastes? On dit que le film rassemble certains des cinéastes les plus en vue de leur génération. Qui sont-ils?

SW : En effet, plusieurs de ces cinéastes sont des phares du cinéma québécois actuel. Claude Demers, qui a filmé les trois petits pêcheurs de St-Henri, a fait ses preuves avec le documentaire Barbier qu’il a filmé dans l’esprit du cinéma direct. Ce cinéaste a une véritable passion pour les espaces urbains montréalais.

Caroline Martel, pour sa part, a une approche complètement différente. Son film Fantôme de l’opératrice, une réflexion historique fait avec des archives, des téléphonistes. Chez Richard Brouillette, l’aspect politique prend toute la place dans sa filmographie. Avec Encerclement, il rend compte des changements apportés dans le monde causé par le néolibéralisme. L’anglophone Amy Miller a, quant à elle, fait Myths for profits, un film critique sur le rôle du Canada impliqué dans les guerres à travers la planète. D’autres moins connus comme Denis Valiquette, mon coscénariste qui connaît bien les gens du quartier, y va d’une première expérience cinématographique.

Une belle gang de cinéastes issus d’univers cinématographiques différents, aux expériences contrastées, mais dont les affinités nous ont permis de les réunir dans un même projet.


LAJ : Comment avez-vous procédé dans l’écriture du scénario? Quel était le mandat de chacun des cinéastes qui ont participé à l’aventure?

Le repérage pour le film a duré presqu’un an. Denis et moi avions passé au peigne fin chaque rue, chaque ruelle de St-Henri en notant tout et nous avions étudié l’histoire du quartier. Par la suite, nous avons réuni tous les réalisateurs en leur proposant une liste de sujets et de personnages en laissant libre à chacun de choisir selon ses intérêts, des sujets que nous croyions très importants de faire leur propre repérage. La moitié avait fait son propre repérage, d’autres sont allés au hasard au moment du tournage. Par exemple, Claude Demers a passé quelques jours en compagnie des trois jeunes pêcheurs, chez eux, au bord du Canal Lachine avant le tournage. Le tournage final s’est fait le 26 août.

J’avais, au préalable, demandé à deux caméramans indépendants de capturer des images supplémentaires des rues, des édifices, du marché Atwater, question de m’assurer que rien n’avait été oublié.


LAJ : Comment ça se passe quand 16 équipes de cinéma envahissent en même temps un quartier? Comment les gens ont-ils réagi?

SW : C’était très agréable, pour nous autant que pour les gens du quartier. Nos équipes représentaient plus de 80 personnes en train de sillonner le quartier et de filmer en même temps. On croisait les gens qui suivaient plusieurs équipes en même temps.

En complément, cette journée-là, Michel Brault donnait une entrevue diffusée sur les ondes de Radio Ville-Marie.

Pour les résidents, fiers de leur quartier, le tournage du film constituait un événement très spécial. Contrairement au film d’Aquin où il est dit que les gens du quartier filmés en 1962 ne se sont pas beaucoup préoccupés des caméras qui les observaient, le 26 août 2010, les gens ont réagi et nous avons senti un soutien de leur part.

D’ailleurs il y aura une projection spéciale du film au théâtre Corona, le 12 mai prochain, exclusivement pour la population de St-Henri.


LAJ : Jacques Godbout qui a participé au montage du film d’Aquin a dit avoir peiné au moment du montage. Et vous? Comment avez-vous réussi à créer l’unité et la cohésion entre les différents segments de film rapportés par les cinéastes?

SW : Monique Fortier, assistée de Jacques Godbout, avait fait le montage à l’époque. Cette femme est, à mon avis, est la véritable réalisatrice de À Saint-Henri le cinq septembre. Pour nous, il en a été autrement. Grâce à notre scénarisation et aux nombreuses réunions hebdomadaires avec les équipes de réalisations avant le tournage, grâce à notre merveilleuse monteuse Sophie Leblanc, nous n’avons eu que du plaisir à assembler les pièces du puzzle.

En premier lieu, nous avons choisi les scènes dramatiques les plus fortes du film et les personnages qui y étaient associées. Je dois souligner le travail exceptionnel de Patrick Watson qui a composé la musique du film. Sa musique, en toile de fond, a servi de lien entre les scènes du film tout au long du montage. Un véritable bonheur.


LAJ : Comment s’est imposé le personnage de Doris comme fil conducteur du film?

SW : Dès les premiers instants du montage, nous avons senti, Sophie et moi, que Doris était le personnage clé du film. À l’aide de sa voiturette sur roues, elle sert de guide, en

traversant le quartier à la recherche de bouteilles vides qu’elle revend par la suite. Cette femme, croyante, chômeuse, ex-bagnarde, connaît tout le monde, aide ses amies moins en forme ou moins fortunées qu’elles. Elle représente, en quelque sorte, le vieux Saint-Henri, celui qui doit survivre après les fermetures d’usines et le chômage qui en résulte, celui pour qui l’entraide est essentielle à la vie communautaire. Ces caractéristiques sociales marquent le quartier. Les trois petits pêcheurs qui, le matin cherchent des vers et taquinent le poisson en après-midi et retournent en soirée, servent aussi de pilier au film.

Ces personnages ont permis de dessiner l’ossature du film à laquelle se sont greffés les personnages secondaires.


LAJ : Edmée et Robert, les personnes âgées du film, représentent-ils le passé de St-Henri?

SW : Robert habite à St-Henri depuis plus de 50 ans, presque toute sa vie. Des ouvriers qui ont commencé à travailler dans les usines du quartier à l’âge de 12 ans et qui passent maintenant leurs journées assis au bar sont des témoins des changements. Dans le film, Edmée et Robert sont de la génération qui a connu les changements industriels et résidentiels qui ont transformés le quartier. Voilà pourquoi Edmée, âgée de 90 ans bien sonnés, dit à Robert qu’ils vivent maintenant les plus belles années de leur vie.


LAJ : Qu’est-ce qui explique qu’Edmée, malgré son grand âge, ne porte aucun jugement sur ses contemporains?

SW : Je pense qu’il y a plus d’ouverture qu’avant. Les gens de St-Henri sont comme les

autres : ils ont appris à vivre les contradictions de la société actuelle. Nous avons observé ce phénomène au contact de ces mondes différents. Ce n’est pas non plus l’harmonie totale, c’est plus complexe que cela. Quand on regarde de près la vie quotidienne, on se rend compte qu’elle change sans cesse.

Sur un territoire urbain donné, il y a toujours des contradictions. St-Henri ne fait pas exception. Si on pense à la diversité culturelle, on se dit en entendant ces contradictions chez Belinda, la coiffeuse africaine, qui tout en connaissant tout le monde, qui se sent totalement à l’aise, intégrée à la vie du quartier, s’inquiète des propos racistes adressés à sa fille à l’école. On a aussi constaté que les musulmans qui habitent à St-Henri sont isolés par leurs pratiques religieuses et confinés dans leur monde. Certains posent un jugement, d’autres les acceptent d’emblée.

Ce qui m’intéresse, ce sont ces contradictions pas seulement reliées à la gentrification ou à l’immigration, mais les relations entre les gens et les distances qui s’opèrent. Ce qui était plus difficile à voir dans les années 1960, époque où l’espace urbain était caractérisé par l’uniformité de la population dans ses pratiques religieuses et l’enfermement dans un territoire donné.


LAJ : Comment les gens gagnent-ils leur vie aujourd’hui à St-Henri?

SW : Dans le film, Doris le confirme : « On est tous au chômage. » Comme en 1962, il y a de nombreux chômeurs et de gens sur le bien-être social. Il y a de nouveaux types d’emplois. Les restaurants, les cafés, les salons de tatouage se multiplient dans le quartier. On peut voir dans le film que la petite entreprise de fourrure Harricana emploie une dizaine de travailleurs seulement. Nous avons également observé au cours du repérage que beaucoup de jeunes hommes occupent un emploi de nuit. Ce sont des emplois précaires, situés à l’extérieur du quartier.


LAJ : Des projets à venir?

SW : Oui. J’ai l’intention de poursuivre ma réflexion sur l’occupation du territoire des populations urbaines, mais cette fois ailleurs dans le monde. On le sait, les emplois perdus ici sont confiés aux travailleurs des pays où l’économie fait des concessions au capital. Nous allons suivre ce capital là où il s’est déplacé. Nous irons d’abord en Afrique du Sud puis à Dubaï. Comme à Montréal, je vais m’entourer de cinéastes locaux et de leur équipe et, ensemble, nous tenterons de tracer un portrait de ces communautés avec lesquelles les travailleurs d’ici sont liés aux travailleurs de là-bas.

Lire ma critique du film.