Mille Anonymes : l’étrangeté du rêve et de la mémoire

2011/06/02 | Par Marie-Paule Grimaldi

Mille Anonymes est une création écrite et mise en scène par Daniel Danis, auteur et créateur saguenéen de théâtre contemporain, prisé et reconnu à l’international principalement pour son langage unique et poétique. Avec sa compagnie Daniel Danis, Arts/Sciences, il présente un théâtre d’expérimentation et de recherche où se mêlent nouvelles technologies et pittoresque, rêve et réalité, dans un univers atemporel, une production aussi bizarre que belle.

C’est l’histoire de la mort d’une ville, alors que la mine ferme et que tous quittent, sauf 999 d’entre eux et un enfant en gestation. Dans l’absence d’électricité mais aussi de structure civilisationnelle, ceux-là qui n’ont pas voulu quitter leur terre entrent peu à peu dans un mode de survivance, se lient profondément à la nature (une femme peut indiquer que la pêche sera bonne car un muscle de son avant-bras lui dit les saumons remontent la rivière), jusqu’à leur propre animalité.

Leurs scènes de vie quotidienne se succèdent en « planche » ou vignette, dans un mode très contemplatif. Il y a aussi la fumée verte qui émane de la cheminée de la mine fermée, poussant les derniers habitants à rouvrir la mine avec leurs propres moyens. Ils y trouveront une cloche de cuivre, qui sonnera effectivement le glas de leur existence, et leur disparition.

Si ainsi résumée la trame narrative semble claire, rien de tout cela n’est démontré directement, et ce n’est peut-être qu’avec le recul qu’on peut vraiment assimiler et nommer la réalité de la pièce. Nous sommes dans un théâtre d’évocation, un théâtre qui donne à voir et à sentir son propos.

Danis refuse catégoriquement d’avoir une autorité sur l’imaginaire du public mais scrute infiniment le sien. Il crée par la mise en commun d’objets, de corps et de mots un espace autre, dans une dynamique plus près du rêve ou du sacré, de la transe et du rituel. Dans un espace dénudé mais restreint, le plancher est creusé par des traces de pas, les traces comme maison des corps, des êtres.

Les acteurs ont des micros et leurs voix sont intégrées directement à la bande son, souvent avec de légers effets d’écho, de répétition ou de décalage. Les paroles sont intermittentes, les mots et les phrases coupés, en ellipse, ce qui donne l’impression d’une vieille bande-son récupérée, le son d’une autre époque, qu’on entendrait avec difficulté.

Les comédiens (Sylvio Arriola, Frédérick Bouffard, Jean-Pierre Cloutier, Marianne Marceau et Alexandrine Warren, tous excellents avec cette partition langagière ardue) incarnent des fantômes vivants, avec leurs chemises carreautés, leur vieil accent et leur manteau de fourrure, et pourtant ils possèdent aussi un ordinateur portable et ont toujours l’accès à internet, ce qui ne nous permet aucunement de saisir l’époque, le lieu, sinon qu’il est québécois.

Des projections lancées à travers des panneaux, doublées parfois d’ombres chinoises par les corps des comédiens, ajoutent à l’effet d’onirisme. De tout ça se dégage une profonde étrangeté.

Ici l’art est utilisé comme moteur de recherche de la psyché. Un peu comme un Google de l’esprit : si on dit « anonymes », qu’est-ce qui émerge, du créateur, des comédiens, du public? Et si on sectionne le mot, « ymnes », qu’est-ce qui sort? Si on montre une tasse lumineuse dans un autre coin de l’espace que celui occupé par les comédiens? Si on voit ceux-ci se jeter en tas les uns par-dessus les autres en riant, dans leurs manteaux de fourrure et leurs couvertures de poil?

L’univers de Danis se situe dans la porosité entre le rêve et la réalité, dans l’absence de frontière entre eux, il est de l’ordre du ressenti, aussi opaque que limpide. Mais pour atteindre cette limpidité, il faut laisser toute place à nos sens et se laisser voguer, sans prédisposition rationnelle, pour gagner notre propre espace onirique, qui, si la culture est commune, trouve correspondance.

Bien que ce soit un théâtre contemporain et exigeant, on ne cherche pas à coincer le spectateur mais plutôt à ouvrir, à décloisonner l’imaginaire, une ouverture peut-être trop grande pour un mental qui cherche naturellement son cadre. Contemplatif et lent sans être trop long, l’histoire apporte presque par moment une confusion, tant tout est de l’ordre du senti.

Ce peut être très hermétique pour plusieurs, mais si on l’aborde comme une poésie scénique, on touche à quelque chose d’important, qui peut difficilement se dire. Pas pour tous, mais ceux qui s’intéressent à de telles pratiques ne seront pas déçus, les tensions inhérentes sont là, le spectacle est rodé, déjà présenté au Carrefour international de théâtre de Québec.

Mille Anonymes est un appel aux questionnements, sur lesquels on pourrait réfléchir très longtemps, une recherche rarement soutenue par des institutions, et pour cette rareté, on peut être reconnaissant aux festivals tels que le FTA de prendre le risque de l’accompagner et de la diffuser.

Mille Anonymes : hommage aux sociétés disparues, Festival TransAmériques, du 30 mai au 2 juin, Espace Go, 4890 Saint-Laurent