Vers un « printemps arabe » québécois ?

2011/06/16 | Par Pierre Dubuc

À chaque période de son histoire, le Québec a subi l’influence des grands mouvements sociaux et politiques de l’époque. La Rébellion des Patriotes s’inscrivait dans la mouvance des révolutions démocratiques du XIXe siècle et la Révolution tranquille était le rejeton québécois du vaste mouvement de décolonisation de l’après-guerre.

Vue dans cette perspective internationale, la crise qui secoue le Parti Québécois est peut-être annonciatrice d’un remue-ménage plus vaste. Chose certaine, par son caractère, elle dépasse la simple lutte de clans. La critique par les démissionnaires d’un modèle de représentation politique avec sa ligne de parti et sa structure hiérarchique fait écho, bien qu’encore timidement, à ce qu’on a appelé les révolutions arabes et aux mouvements de contestation qui secouent la Grèce, l’Espagne et d’autres pays européens.

En France, un petit opuscule, intitulé Indignez-vous !, publié en 2010 par Stéphane Hessel, a été un catalyseur de cette révolte. L’ouvrage d’une trentaine de pages, publié par une petite maison d’édition de Montpellier, est devenu un phénomène d’édition et un phénomène social.

En trois mois, sans promotion médiatique, il s’en est vendu 300 000 exemplaires. Depuis, le livre a été traduit dans plusieurs langues et son tirage atteint les millions d’exemplaires. C’est en référence à cet ouvrage que les manifestants du mois de mai dernier en Espagne se sont donné le nom d’« Indignados ». D’autres manifestations européennes, en Grèce, en Belgique et en France, se sont aussi réclamées d’Indignez-vous !

Sur quoi repose le succès de cet ouvrage de Stéphane Hessel, un ancien résistant, né en 1917? Sur l’opposition que fait l’auteur entre les idées défendues par le Programme du Conseil national de la Résistance française, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et la situation actuelle.

Ces idées sont très simples : engagement politique de la société civile, primauté de l’intérêt général sur l’intérêt financier, syndicalisme, solidarité des générations, etc. On comprend leur impact lorsqu’on jette un rapide coup d’œil à la situation internationale actuelle.

Guerre en Afghanistan, ouverture d’un nouveau front impérialiste en Libye, deux guerres conduites avec la bénédiction des Nations Unies. Poursuite des politiques économiques qui ont mené au krach de 2008, reprise en mains des dettes des institutions financières par les États, braderie des biens publics à des intérêts privés, enrichissement éhonté d’une minorité, appauvrissement de la majorité, le tout avec la complicité bienveillante des gouvernements. Pas étonnant que cela sape la confiance des citoyens dans les institutions dites démocratiques.

En Europe, les observateurs de la scène politique décortiquent le phénomène. Ils constatent le déclin des partis politiques traditionnels et la création, à leur gauche ou à leur droite, de tiers partis qui rallient des secteurs toujours plus importants de l’électorat.

Les sociologues l’expliquent par les modifications survenues au cours des dernières décennies dans la composition de la main-d’œuvre. Autrefois, soulignent-ils, un travailleur occupait le même emploi pendant vingt ans, payait des cotisations au même syndicat pendant vingt ans et votait, pendant vingt ans, pour le même parti politique.

Aujourd’hui, avec la délocalisation du secteur industriel et ses bons salaires vers des pays à bas coût de main-d’œuvre et l’importance accrue du secteur des services aux emplois mal rémunérés et précaires, le marché de l’emploi est extrêmement éclaté. Cela se traduit, au plan politique, par une plus grande volatilité de l’électorat.

Au Québec, près de 40% de la main-d’œuvre est atypique et à statut précaire, résultat, nous disent les auteurs de La pauvreté, quatre modèles sociaux en perspective (1), « d’un ensemble de décisions politiques et économiques prises au cours des vingt dernières années, qui avaient pour objectif de garantir au marché du travail une flexibilité croissante ».

Les jeunes générations ont fait les frais de ces politiques. Les auteurs de La pauvreté soulignent que « la probabilité pour un jeune adulte d’occuper un emploi syndiqué ou couvert par une convention collective a nettement diminué (6/10 pour la cohorte née dans les années 1940 et 4/10 pour la cohorte née dans les années 1970) ».

À la lecture de La pauvreté, on a l’impression qu’il y a au Québec trois mondes du travail. Un premier marqué par la concertation entre les « partenaires sociaux », soit le gouvernement, le patronat et les syndicats. Un deuxième qui comprend les travailleurs occupant des emplois atypiques. Un troisième où se retrouvent les pauvres.

Le Québec, nous disent-ils, se serait surtout préoccupé des travailleurs les plus pauvres ou sans emploi, fruit d’une relation particulière entre l’État et les organismes communautaires.

Par contre, le secteur intermédiaire, celui des travailleurs atypiques et à statut précaire, serait le laissé pour compte de nos programmes sociaux et des organisations syndicales, malgré des efforts louables de ce côté, comme le démontre notre carnet La Face changeante du syndicalisme, un recueil d’articles de Maude Messier.

Ce sentiment de dépossession d’une frange importante de la population se trouvera renforcé, au cours des prochaines années, par la marginalisation croissante de la nation québécoise au sein du Canada par suite de son déclin démographique.

Pour la première fois dans l’histoire récente, un gouvernement a été élu à Ottawa sans représentation politique significative au Québec, une situation qui sera bientôt consolidée de façon permanente par l’ajout d’une trentaine de circonscriptions au Canada anglais.

Déjà, la prolongation de la mission militaire en Libye par un vote quasi-unanime de la Chambre des communes avec l’appui du Parti conservateur, des Libéraux, du NPD et du Bloc – saluons l’opposition de la députée Elizabeth May – témoigne du peu de considération pour les sentiments pacifistes historiques du Québec.

La révolte contre les structures représentatives traditionnelles risque de s’amplifier. Mais elle n’est pas à l’abri de la manipulation par les grands médias. On a vu, lors du dernier scrutin fédéral, comment les médias ont alimenté la « vague orange» du NPD qui, on le voit déjà avec le vote sur la Libye, n’a pas mis de temps à renier ses engagements anti-militaristes.

Le mouvement de Legault est aussi une création artificielle des médias. À coup de coûteux sondages et de pages frontispices mettant en vedette l’ancien ministre péquiste, Quebecor fait la promotion de la Coalition pour l’avenir du Québec de François Legault, dont l’objectif est de provoquer une scission au sein du Parti Québécois et de repousser aux calendes grecques tout appel au peuple sur la question de l’indépendance du Québec.

Bien que plusieurs feignent de l’ignorer, il est clair que Pierre-Karl Péladeau marche main dans la main avec Stephen Harper. En échange de l’octroi d’un permis pour sa nouvelle chaîne de télévision Sun Media News, PKP a mené tambour battant campagne au Canada anglais pour le Parti conservateur, lors des dernières élections, et il fait aujourd’hui la promotion des idées de droite de Stephen Harper.

Au début de cet article, nous avons rappelé comment la Rébellion des Patriotes et la Révolution tranquille épousaient les causes révolutionnaires progressistes de leur époque. Mais notre histoire contient des pages où le Québec a été au diapason de mouvements mondiaux moins glorieux. Pensons aux sympathies fascistes de plusieurs avant la Seconde Guerre mondiale et au maccarthysme de l’époque de Duplessis.

Avec la crise au Parti Québécois, nous venons d’assister à un sursaut démocratique. Le ras-le-bol est tel contre l’ensemble des institutions, souvent gangrenées par la mafia, qu’on ne peut exclure sa transformation en une véritable révolte populaire.

Mais des forces puissantes sont à l’œuvre pour éventuellement l’orienter, la canaliser et la contrôler de façon à la rendre inoffensive pour les intérêts dominants ou, pire encore, la lancer contre les institutions syndicales et nationales du Québec en conséquence.

Aux progressistes et aux indépendantistes, d’en prendre acte et de définir leur orientation, leur stratégie et leurs moyens d’action.



La pauvreté, quatre modèles sociaux en perspective. Sylvain Lefèvre, Gérard Boismenu et Pascale Dufour. Champ libre. 2011