Haïti après le séisme

2011/08/18 | Par Réseau de solidarité Canada-Haïti

Introduction

Trois Canadiens ont mené une mission d’enquête et de solidarité de dix jours en Haïti, du 20 au 30 juin. Organisée par Haiti Solidarity BC, la section vancouvéroise du Réseau de solidarité Canada-Haïti, la mission a visité toute la zone touchée par le séisme – dont Port-au-Prince, Léogâne et Jacmel.

Nous avons visité des quartiers, des camps de personnes déplacées, des centres médicaux, des organisations sociales et des organismes de défense des droits pour obtenir une vue d’ensemble des besoins les plus pressants en Haïti. D’autres Canadiens oeuvrant à des projets d’aide ont participé avec nous à une partie des visites et entrevues.

Nous avons constaté le dévouement et le travail acharné du peuple haïtien, des autorités et des organismes et volontaires internationaux, malgré l’ampleur inouïe du travail de reconstruction requis et le manque de ressources. Mais nous avons aussi constaté les souffrances et les privations terribles vécues par les Haïtiens pauvres et déplacés. Bien des particuliers et des organisations de la société civile d’Haïti se posent de graves questions sur les lacunes ou les échecs du travail de secours et de reconstruction. Ceci est un rapport de 17 pages sur nos visites et observations, avec nos recommandations. Nous espérons qu’il incitera les Canadiens, leur gouvernement et leurs organismes d’aide à offrir un appui continu et substantiel au peuple haïtien, et qu’il suscitera une réflexion sur la façon d’améliorer les choses à l’avenir.

La délégation fera rapport de sa visite en Haïti lors de rencontres publiques tenues d’un bout à l’autre du Canada au cours des semaines à venir. Pour plus de détails, consulter http://canadahaitiaction.ca/events.

Signé par :

Roger Annis (Vancouver, C.-B.), travailleur de l’aérospatiale à la retraite et coordonnateur d’Haiti Solidarity BC et du Réseau de solidarité Canada-Haïti
Sandra Gessler (Winnipeg, Man.), professeure de nursing, Université du Manitoba
Rosena Joseph (Toronto, Ont.), formatrice et membre de la section locale 3393 du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP)



Impressions générales

La zone touchée par le séisme en Haïti raconte une histoire troublante en juin 2011. Plus de 600 000 personnes vivent toujours dans des conditions extrêmement pénibles dans des camps de personnes déplacées. Il y a environ 1000 camps, dont la population varie de quelques vingtaines à 50 000 personnes. Tous manquent de services. Certains ont assez d’écoles pour les enfants, la plupart n’en ont pas. Certains ont des services médicaux, plusieurs n’en ont pas. Les camps offrent peu de possibilités de gagner un revenu. Bon nombre de femmes qui vivent dans les camps sont victimes d’agressions ou de menaces d’ordre sexuel.

Le séisme a détruit ou gravement endommagé au moins la moitié des édifices dans la zone touchée. On a rebâti une partie des édifices publics qui s’étaient effondrés; d’autres ont été réparés. On a réparé une partie des maisons, mais le travail se fait lentement et à échelle réduite. La construction de nouvelles maisons s’amorce à peine.

Il est particulièrement pénible de constater l’absence manifeste d’un plan national vigoureux pour loger les gens. Plusieurs résidents des camps doivent choisir entre deux maux : rester là ou retourner vivre dans des maisons qui menacent de s’écrouler. Des dizaines de milliers de personnes ont opté pour la deuxième solution.

La plupart des routes ont été dégagées. Mais les embouteillages continuels compromettent gravement l’activité économique. Le signe le plus visible d’activité économique est le grand nombre de petits commerces bordant toutes les rues principales et secondaires.

La salubrité des rues est un problème majeur dans plusieurs zones. Dans le district de Carrefour, qui compte un demi-million d’habitants, rebuts et déchets restent dans les rues pendant longtemps. Partout à Port-au-Prince, on respire la poussière soulevée par des vents constants, les gaz d’échappement des véhicules et la fumée des feux de cuisine ou de l’incinération des déchets.

Partout, des Haïtiens nous ont dit attendre le début d’un travail de secours et de reconstruction plus vigoureux. Ils veulent un plan qui permette au pays d’aller de l’avant. Ils veulent bâtir des maisons sécuritaires et solides pour leurs familles. Ils veulent créer des services publics d’éducation et de santé. Ils veulent jeter les bases d’emplois productifs en agriculture, en tourisme et dans les services sociaux. C’est l’avenir que l’aide internationale avait promis à Haïti dans les semaines et les mois suivant le séisme.



Refuges d’urgence et logement

Notre délégation a visité six camps de personnes déplacées :

Avec ses quelque 50 000 résidents, le Camp Jean-Marie Vincent (visité le 24 juin) est le plus gros camp de Port-au-Prince. Il est aux prises avec une foule de problèmes. On a construit des toilettes en grand nombre, mais il manque d’installations pour se laver. L’approvisionnement en eau et en nourriture est insuffisant. La violence est un grave problème dans le camp, notamment la violence sexuelle contre les femmes. La sécurité n’est pas du tout assurée de façon adéquate.3 3

Même s’il est situé au coeur de Port-au-Prince, le camp offre peu de possibilités d’emploi. Il y a un manque criant de soins pour les enfants et les adolescents. Lors de notre visite, le comité du camp estimait à 1500 le nombre d’enfants sans soins ni supervision parentale. L’orphelinat (au budget insuffisant) mis sur pied par le comité ne peut en accueillir qu’une centaine, et aucun de moins de cinq ans. Il y a un bon service médical, assuré par Partners In Health (PIH). C’est l’un des nombreux gros camps de l’agglomération de Port-au-Prince où PIH joue un rôle majeur sur le plan médical.

Comme tous ceux que nous avons visités, ce camp a des comités de délégués qui organisent et supervisent les services offerts – eau et nourriture, écoles, assainissement, etc. Mais ils travaillent dans des conditions exceptionnellement difficiles, n’ayant que peu ou pas de ressources pour combler les besoins fondamentaux.



 

Camp Jean-Marie Vincent, le plus gros de Port-au-Prince. Photo fournie par la délégation.

Le Camp Corail Cesselesse (Camp Corail) (visité le 28 juin) a été mis sur pied par de grands organismes internationaux il y a plus d’un an pour sortir les gens des conditions géographiques dangereuses de l’immense camp du terrain de golf de Pétionville. On devait y transférer des dizaines de milliers de personnes et bâtir des écoles et des usines. Mais le camp est situé au-delà de l’extrémité nord de l’agglomération de Port-au-Prince, bien loin du centre de la ville.

Le plan original du Camp Corail semble paralysé en grande partie. On a ouvert une fraction du nombre d’usines prévu. Quelque 7500 résidents vivent dans des t-shelters (abris temporaires) ou des tentes offertes par des organismes internationaux, dont Vision mondiale et l’Organisation internationale pour les migrations. On a bâti des écoles qui offrent des cours jusqu’aux vacances d’été.

Selon le comité du camp, les résidents déplorent le manque de soins médicaux (il n’y a ni médecin, ni personnel infirmier), le nombre insuffisant de toilettes, de douches et d’installations scolaires pour les enfants, et l’incertitude de l’avenir. Le camp se dresse dans une plaine aride et torride, sans végétation ni protection contre le soleil. Les pluies abondantes inondent le terrain malgré l’aménagement censé prévenir ce problème.

Entretemps, des camps informels ont poussé au nord du camp Corail : le Camp Jérusalem (au moins 20 000 résidents), le Camp Source Pyante (au moins 5000 résidents) et le Camp Canaan (au moins 20 000 résidents). L’existence de ces camps est l’une des grandes surprises de notre visite en Haïti. Il y a un an à peine, cette zone était une plaine désolée et inhabitée. C’est maintenant une vaste colonie improvisée.

Des dizaines de milliers de personnes ont revendiqué un petit lot et bâti des abris plus ou moins permanents. Les organismes d’aide ne leur fournissent aucun service, à la demande du gouvernement haïtien et des appareils onusiens. (Par contre, les vendeurs de matériaux de construction font des affaires d’or en bordure de l’autoroute qui longe cette zone.)


 

Les délimitations notées sur cette image Google Earth par des appareils onusiens montrent la multitude de camps non planifiés autour des deux camps Corail officiels. L’image remonte à novembre 2011 et les camps informels se sont multipliés depuis.



Déterminés à refaire leur vie, les Haïtiens s’impatientent de plus en plus de l’absence d’un plan global de logement et de la lenteur à bâtir des maisons. Ces camps non autorisés en sont la preuve. On peut difficilement reprocher aux gens de prendre les choses en main. Malheureusement, ces colonies improvisées seront sans doute une source de conflits futurs entre résidents et autorités gouvernementales en ce qui a trait à la propriété des terres et l’obtention de services.

Les comités de camp que nous avons rencontrés exigent que les colonies informelles soient intégrées aux plans de reconstruction. Ils veulent obtenir de l’aide humanitaire et d’autres services. Plus longtemps le gouvernement ignorera ces exigences, plus la situation va s’envenimer.

Le Camp Simon Bolivar à Léogâne (visité le 25 juin) a été mis sur pied avec l’aide de l’État vénézuélien tout de suite après le séisme. Camp modèle au début, il a perdu des résidents depuis. Mais ce n’est pas parce qu’ils ont été relogés. C’est que la vie dans une communauté de tentes comporte énormément de stress et de difficultés. Certains résidents ont obtenu des t-shelters; d’autres sont retournés dans leur maison endommagée ou sont allés dans un autre refuge surpeuplé ou inadéquat. Le comité du camp et les résidents nous ont dit leur grande frustration et leur impatience que la construction de maisons permanentes se fasse à un rythme aussi lent.


 
 Des résidents du Camp Bolivar en colère qu’aussi peu de maisons aient été bâties. Photo fournie par la délégation.



Le 28 juin, nous avons assisté à une conférence de presse organisée par des dizaines de résidents du Camp Django (environ 100 familles à Delmas 17, centre de Port-au-Prince) au Bureau des avocats internationaux afin de dénoncer le bureau du maire de Delmas qui menaçait de démanteler le camp (d’autres détails sur les menaces de déplacement forcé plus loin dans le rapport).

 

Crise des refuges et du logement

Trois rapports récents déplorent les maigres progrès réalisés dans l’érection de refuges et de logements – l’un de l’International Crisis Group (28 juin)1, l’autre de Haiti Grassroots Watch (9 juin)2 et le troisième, de l’étude BARR (Building Assessment and Rubble Removal Study), terminée en mars et publiée à la fin mai.3

 

La maison à gauche porte un code rouge juste au-dessus du numéro civique, 46. Il est extrêmement dangereux d’y habiter. Photo fournie par la délégation.



L’étude BARR nous apprend que l’on a examiné les dommages subis par la plupart des édifices de Port-au-Prince dans les mois suivant le séisme. Voici ce qui en ressort : * 382 256 charpentes d’immeubles à Port-au-Prince (sur un total d’environ 425 000 édifices) ont été codifiées par le ministère des Travaux publics, du Transport et des Communications (MTPTC) avec la participation de Miyamoto International :

* 20 % ont reçu un code rouge (dommages irréparables)

* 26 %, un code jaune (habitation dangereuse, réparation structurale requise)

* 54 %, un code vert (habitation sécuritaire).

L’étude BARR est le premier rapport à quantifier le grand nombre de personnes retournées vivre dans leurs maisons endommagées. Au moment de l’étude, au début 2011, on estimait que 54 314 des 84 866 édifices à code rouge de Port-au-Prince, soit 64 %, étaient habités à nouveau. Le taux de réoccupation des édifices à code jaune était de 85 %.

Voici ce que Kit Miyamoto, directeur de l’étude sur les dommages aux édifices, déclarait le 28 février 2011 sur le phénomène de la réoccupation : « Il est extrêmement dangereux d’habiter les maisons à code jaune ou rouge car plusieurs menacent de s’effondrer. Les gens occupent ces maisons malgré les communications et avertissements des ingénieurs du MTPTC parce qu’ils n’ont nulle part où aller, sauf dans les camps. »

L’étude BARR quantifie également le nombre de personnes encore déplacées par le séisme. Il y en aurait 258 000 (mars 2011).

En mai, le nombre de personnes qui vivent dans des camps a été estimé à 630 000 par rapport à 680 000 en mars par le Camp Coordination and Camp Management Cluster (CCCM) de l’ONU et d’autres appareils, dont l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Il est de plus en plus évident que plusieurs personnes ne sont pas dans un camp seulement parce qu’elles ont perdu leur maison ou ont été déplacées par le séisme. Pour plusieurs, la vie au camp vaut mieux que les conditions de vie antérieures ou offre de meilleures possibilités d’avenir. Autrement dit, les camps ne révèlent pas seulement l’impact du séisme, mais aussi la crise du logement qui sévissait en Haïti avant le séisme.

Le résultat le plus controversé de l’étude BARR est son estimation de 65 000 (médiane) décès en raison du séisme, soit environ 20 à 25 % du bilan officiel des décès. Il est malheureux que l’attention se soit fixée sur cet élément de l’étude. Quel que soit le nombre exact de victimes, le tremblement de terre de 2010 en Haïti a été une gigantesque catastrophe humanitaire.

L’étude la plus importante jusqu’ici sur les refuges et le logement est peut-être celle du 28 juin 2010 réalisée par l’International Crisis Group. C’est un compte rendu accablant du travail de reconstruction réalisé jusqu’ici par Haïti et la communauté internationale. Ces quelques citations illustrent à elles seules la gravité de la situation :

Dix-huit mois après le séisme, l’avenir d’Haïti et celui de la plupart des citoyens reste incertain, en partie parce qu’ils n’ont pas assez participé aux décisions. Les évictions forcées des camps ont bouleversé à nouveau la vie des personnes déplacées. (page 18 )

À l’exception d’un parc industriel à l’état de plan à Cap-Haïtien (de fait, à l’est de Cap-Haïtien-Note de l’éd.), on voit peu d’indices d’une amélioration du travail de reconstruction en Haïti depuis que les donateurs ont promis de verser plus de 5,7 milliards $ sur 18 mois et 10 milliards $ sur 10 ans pour financer la reconstruction. (page 1)

L’office du logement (Entreprise publique de promotion des logements sociaux (EPPLS) n’a toujours pas de politique globale, ni l’autorité réelle de consolider la paix et l’ordre en améliorant le logement urbain. Sans statut ministériel, il n’est pas non plus en mesure de réunir les ressources requises pour répondre aux besoins de plus d’un million de personnes déplacées. ( page 9)

Même si le travail d’élaboration d’une politique relative aux refuges et à la réinstallation s’est amorcé en mai 2010, la politique fait encore l’objet de débats, faute d’interlocuteur gouvernemental capable d’approuver une option quelconque sur le plan technique ou politique. (page 9)

 
 L’un des 1000 camps de personnes déplacées dans la zone du séisme. Photo fournie par la délégation.



Comme le note le rapport, un enjeu majeur est maintenant la protection des résidents des camps contre le déplacement forcé par les autorités gouvernementales ou les propriétaires fonciers. Au point que le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme s’est rendu en Haïti en juin 2011 et a exprimé son inquiétude à ce sujet le 24 juin, citant notamment des déplacements forcés par le maire de Delmas (district de Port-au-Prince) à la fin mai. Le Haut-Commissaire a rappelé au gouvernement haïtien son devoir de protéger les droits des personnes déplacées.

Malgré cette déclaration et des déclarations similaires d’appareils onusiens ou d’autres organismes internationaux ou haïtiens, les déplacements forcés se poursuivent. Le gouvernement haïtien ne fait rien, ou pas grand-chose, pour les prévenir. Le cas le plus récent est survenu à l’initiative du maire de Port-au-Prince dans la semaine du 18 juillet, touchant 450 familles sur le site du stade Sylvio Castor. Le Haut-Commissariat a fait une deuxième déclaration pour critiquer le geste du maire et rappeler une fois de plus ses obligations au gouvernement national. Des organismes de défense des droits ont condamné le maire – on a demandé au gouvernement haïtien quelles étaient ses priorités, « le football ou les familles? »

Dans plusieurs cas de déplacement forcé, les résidents du camp ripostent, avec l’appui d’organismes sociaux et de défense des droits haïtiens et internationaux. On ne saurait trop insister sur l’importance de soutenir le travail des organismes qui défendent efficacement les droits de la personne (voir plusieurs sections à ce sujet plus loin dans le rapport). Leurs ressources et leur savoir jouent un rôle vital pour aider les marginalisés à revendiquer leurs droits.

Le rapport précité d’ICG indique les éléments à considérer pour répondre à la crise des refuges et du logement dans la section intitulée The Way Forward.

 
Soins de santé

L’offre de soins de santé est l’un des aspects les plus réussis de l’après-séisme. C’est en grande partie parce qu’au moins trois gros organismes assuraient déjà de solides services de santé avant le séisme, ayant de plus une bonne expérience de partenariat avec le ministère de la Santé d’Haïti. Il s’agit de l’État cubain, de Partners In Health et de Médecins sans Frontières. Depuis le séisme, tous trois ont accru substantiellement l’aide offerte.

De plus, Cuba et Partners In Health ont formé des milliers de professionnels de la santé haïtiens au fil des ans, un héritage inestimable pour Haïti dans la situation actuelle.

Mais le système public de santé souffre encore de faiblesse chronique en Haïti. Nous avons pu le constater de visu dans deux régions. À Léogâne, les deux tiers de l’espace et des installations de l’Hôpital Sainte-Croix sont fermés par manque de fonds. Le tiers qui reste dépend du financement versé par l’Église épiscopale des É.-U. Cet hôpital dessert une population de 300 à 400 000 personnes dans la ville et la province environnante.



 
 Hôpital Sainte-Croix à Léogâne, le 25 juin : le Dr Necence André Hudson explique à la délégation que les deux tiers des ailes de l’hôpital sont fermés par manque de fonds. Photo fournie par la délégation.

Carrefour, un district d’au moins un demi-million de personnes à Port-au-Prince, n’a pas d’hôpital public. Les patients requérant un traitement sérieux doivent être envoyés à l’Hôpital Général, le plus gros hôpital public d’Haïti, au centre de Port-au-Prince. Il souffre d’un manque chronique de financement et de personnel. (Les difficultés auxquelles se bute l’institution sont documentées dans le nouveau livre de Paul Farmer, Haiti After The Earthquake. On apprenait récemment une nouvelle troublante : les employés de soutien de l’hôpital sont en grève depuis le 18 juillet, exigeant le renvoi de l’administratrice de l’hôpital qu’ils accusent d’incompétence et de conduite abusive.)

Tout cela devrait inquiéter les Canadiens, puisque c’est à Léogâne, puis à Carrefour, que le Canada a établi une présence médicale à la suite du séisme. À Léogâne, le Canada a mis sur pied un hôpital de campagne rattaché à l’imposante mission militaire déployée en Haïti dans les 24 heures suivant le séisme. On l’a fermé moins de deux mois plus tard.

À Carrefour, la Croix-Rouge canadienne a mis sur pied un centre de traitement du choléra au début décembre 2010. On l’a fermé en avril. (Le site Web de la CRC décrit cette fermeture comme un transfert des ressources vers la Croix-Rouge haïtienne.4) Pourquoi l’ACDI et les organismes canadiens ont-ils apparemment fourni si peu d’infrastructure médicale durable en Haïti?

Le choléra reste une menace grave et mortelle en Haïti; dans un avenir prévisible, il faudra des fonds internationaux et d’autres ressources pour traiter le problème de façon durable. Des organismes médicaux haïtiens et internationaux préconisent un programme de vaccination générale contre le choléra en Haïti 5. À notre connaissance, aucun organisme médical canadien ne s’est joint à cet appel. (Il existe des vaccins qui permettent de le faire – il suffit d’ajuster en conséquence la production mondiale.)

Selon nous, l’aide publique du Canada en Haïti devrait être axée sur la création d’infrastructures en santé publique et dans d’autres domaines du développement humain, plutôt que de financer en priorité la police et les prisons.

Droits des femmes et droits de la personne

La délégation a rencontré KOFAVIV6 (Komisyon Fanm Viktim pou Viktim – Commission des femmes victimes pour les victimes). Fondé en 2004, l’organisme plaide pour les femmes victimes de violence. Depuis le séisme, son attention et ses ressources vont aux femmes qui vivent dans des camps de survie.

KOFAVIV travaille avec le Bureau des avocats internationaux (BAI) et son projet RAPP (responsabilisation et prévention du viol) 7. Le RAPP allie représentation juridique, plaidoyer et renforcement des capacités de groupes de la base en vue d’exiger une plus grande ouverture et une meilleure responsabilisation de la police et du système juridique d’Haïti, ainsi que de la MINUSTAH, mission internationale policière et militaire chargée d’assurer la sécurité dans certains camps de personnes déplacées.

Un réseau d’organismes défend très activement les droits des femmes victimes de violence – entre autres, KOFAVIV, FAVILEK, KONAMAVID, FEMCADH et GCFV. Tous travaillent dans le cadre du projet RAPP précité.

Un rapport de fin d’année 2010 de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (une section de l’Organisation des États américains) accorde beaucoup d’attention aux questions relatives aux droits des femmes.8 Les droits des femmes seront aussi au coeur des rapports de l’Examen périodique universel (EPU) du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (CDH) à Genève, en octobre.

 

Des leaders de KOFAVIV, dont la fondatrice Eramithe Delva (à gauche) et Malya Villard, rencontrent la délégation à leur bureau le 21 juin 2011. Photo fournie par la délégation.



L’EPU est un mécanisme d’examen par lequel les États-membres rendent compte devant le CDH de leurs pratiques en matière de droits de la personne. Chaque État-membre des Nations Unies est examiné aux quatre ans. Ce sera le tour d’Haïti cette année.

Un mémoire formé de 12 rapports sur des aspects clés des droits de la personne en Haïti a été soumis à l’EPU cette année – il est possible de le consulter.9 Les rapports sont préparés ou endossés par diverses combinaisons d’organismes internationaux de défense des droits de la personne et un total de 57 groupes haïtiens de la base.

Les donateurs et les professionnels du droit peuvent contribuer de plusieurs façons à protéger les droits des femmes et autres victimes déplacées par le séisme. L’une des plus efficaces est d’appuyer l’Institut pour la justice et la démocratie en Haïti (ou d’en devenir membre). 10 Partenaire du BAI aux É.-U., l’IJDH renforce les capacités et jette des ponts entre la communauté internationale et les groupes de défense des droits de la personne en Haïti. L’IJDH et le BAI ont préparé ou endossé plusieurs mémoires soumis à l’EPU cette année.

Un organisme particulièrement intéressant pour les professionnels du droit est le Lawyers Earthquake Response Network, qui compte quelque 400 professionnels du droit dans le monde sous l’égide de l’IJDH, et fournit des services d’aide juridique et de défense des droits aux Haïtiens. 11

 
Prisons et droits de la personne

Notre délégation n’a pu enquêter sur les conditions de vie dans les prisons, faute de temps. Nous avons cependant abordé la question avec des avocats et stagiaires du Bureau des avocats internationaux, ainsi qu’avec des résidents des camps.

Le système juridique haïtien souffre d’un manque chronique de financement et de personnel. Les prisons sont donc terriblement surpeuplées. Les prisonniers vivent dans des conditions sous-humaines (constatées par un membre de la délégation lors de la visite d’une prison en 2007). On estime que 80 % des détenus sont en détention préventive, soit sans avoir été accusés ni condamnés (un récent rapport du Centre international d’études pénitentiaires avance plutôt la proportion de 68 %). Plusieurs passent des mois, voire des années, en prison sans jamais comparaître devant un juge.


 

L’avocat Mario Joseph, directeur du Bureau des avocats internationaux à Port-au-Prince, présente une allocution à Montréal en janvier 2010. Photo fournie par Darren Ell.



Depuis 2004, le gouvernement du Canada affirme que son aide à Haïti est axée sur le système juridique. Mais les fonds vont en priorité à la police et aux prisons. Dans un récent rapport de l’AP sur les prisons en Haïti, Brian Concannon, directeur de l’IJDH, déclare : « Les nouvelles prisons vont réduire le surpeuplement, mais la vraie solution est de s’attaquer aux lacunes du système juridique à l’origine même du surpeuplement. »

Tout indique que l’argent du Canada a très peu contribué à améliorer véritablement l’accès à la justice pour l’Haïtien moyen. Qui plus est, le Canada a appuyé un régime illégal et inconstitutionnel qui a régné en Haïti pendant deux ans après le renversement du gouvernement élu en février 2004. Ce régime s’est distingué par des violations généralisées des droits de la personne.

L’IJDH et le BAI pilotent plusieurs projets en vue de réduire le nombre de personnes en détention préventive, dont le Health and Human Rights in Prisons Project (HHRPP), réalisé de concert avec trois fournisseurs de services de santé, dont Zanmi Lasante. Prodiguant des soins de santé dans les prisons-pilotes, ces projets ont réduit le surpeuplement en obtenant la libération de prisonniers détenus illégalement.

Un autre problème à régler d’urgence est le retard à poursuivre Jean-Claude Duvalier. La France a permis à l’ex-dictateur de revenir en Haïti en janvier dernier après 25 ans d’exil à la suite de son renversement par une rébellion populaire en 1986. Depuis, des organismes de défense des droits recueillent des témoignages de victimes de la tyrannie duvaliériste, faisant pression pour que le système juridique d’Haïti le poursuive en vertu des lois haïtiennes et internationales en matière de droits de la personne.

Mais les choses traînent en longueur et il n’y a aucun appui de la part des gouvernements des É.-U., du Canada et de l’Europe. 12 On a demandé l’aide du Canada devant le comité des Affaires étrangères du Parlement canadien le 6 mars, lors du témoignage du conseiller juridique spécial de René Préval, alors président d’Haïti. 13

 
Souveraineté alimentaire et avenir de l’agriculture

Après le séisme, on a beaucoup parlé sur la scène internationale de la centralisation politique excessive à Port-au-Prince et de la surpopulation urbaine. Les avis étaient quasi unanimes en Haïti : l’agriculture doit être le moteur du développement économique.

En Haïti et ailleurs, plusieurs ont condamné les pratiques de gouvernements étrangers, notamment les É.-U., qui ont nui à l’agriculture haïtienne par le passé, bloquant la production nationale au profit de l’importation d’aliments subventionnés. Avec une franchise remarquable, Bill Clinton a critiqué en mars 2010 les pratiques commerciales agricoles de l’administration qu’il a lui-même dirigée pendant huit ans, avouant qu’elles ont contribué à détruire la production rizicole en Haïti.

Notre délégation a rencontré des représentants de la plus grosse organisation paysanne d’Haïti, Tet Kole Ti Payizan Ayitien, et appris que ces belles paroles n’ont pas donné grand-chose. Comme les trois autres organisations d’importance en Haïti, Tet Kole n’a pas été invitée à participer de façon signifiante aux discussions sur l’avenir d’Haïti, entre autres sur le plan économique.


 
 Jean-Jacques Henrilus et Rosnel Jean-Baptiste de Tet Kole Ti Payizan Ayitien. Photo fournie par la délégation.


Jean-Jacques Henrilus, chef du comité exécutif national de Tet Kole, et Rosnel Jean-Baptiste, secrétaire général, estiment que la production agricole doit être au coeur du plan économique d’Haïti. « Ce doit être le moteur du développement économique, affirme Henrilus, mais l’État n’écoute pas la voix des paysans. »

Les leaders nous ont raconté comment les mouvements politiques urbains en Haïti ont ignoré les besoins des paysans ou les ont mal compris par le passé.

Faisant écho à un thème récurrent dans les organismes sociaux que nous avons rencontrés, Henrilus et Rosnel déclarent : « Tous les amis d’Haïti dans le monde doivent se joindre à notre lutte pour la justice et l’indépendance de notre pays. C’est avec joie que nous profiterons de toutes les occasions de travailler de concert avec nos amis à l’étranger. »

Pour ce faire, Tet Kole est membre de La Via Campesina, organisation internationale de paysans à petite et moyenne échelle fondée en 1993 par des organisations paysannes et agricoles d’Europe et d’Amérique latine. La Via Campesina lutte pour l’agriculture durable et l’autosuffisance alimentaire.

Dans la ville d’Hinche, sur le plateau central, des paysans ont organisé une manifestation de masse durant notre visite pour affirmer l’objectif d’autosuffisance alimentaire et dénoncer la saisie de terres agricoles par des propriétaires illégitimes ou peu scrupuleux.

 
Syndicats
 
La délégation a assisté à une partie des trois jours de convention de la Confédération autonome des travailleurs haïtiens (CATH) réunissant quelque 200 délégués de partout en Haïti, avec des délégations du Brésil (CUT), de la Guadeloupe (UGTG), de la République dominicaine et du Canada (la nôtre).

La convention a discuté et voté des rapports et résolutions qui guideront le travail du syndicat dans les mois à venir, et portent sur les défis et les difficultés du processus de reconstruction. On y insiste sur le fait que les principes de justice sociale et de souveraineté nationale pour les Haïtiens doivent être au coeur des plans d’avenir du pays.


 
 Convention de la CATH, le 23 juin 2011. Photo fournie par la délégation.



La délégation a rencontré Dukens Raphael, dirigeant de la Confédération des travailleurs des secteurs publics et privés (CTSP). La CTSP représente notamment les travailleurs de la compagnie nationale d’électricité et du secteur de l’éducation. Elle est à rebâtir son siège social détruit par le séisme avec l’aide de syndicats internationaux, notamment le SCFP et l’AFPC au Canada.

Nous avons vu un autre groupe syndical, la Plateforme des employés victimes des entreprises publiques, qui lutte pour la compensation des travailleurs injustement congédiés ou inadéquatement compensés après avoir perdu leur emploi en raison de la privatisation croissante d’entreprises publiques. Nous avons assisté à une conférence de presse tenue pour condamner l’inaction du gouvernement à leur endroit.

Les syndicats haïtiens font face à une situation économique désastreuse – le taux de chômage est estimé à 80 %. On privatise des entreprises d’État depuis quelques années, ce qui affaiblit la représentation syndicale. Les services publics syndiqués, comme la santé et l’éducation, sont faibles et sous-financés. Les lois protégeant le droit des travailleurs à se syndiquer ne sont pas respectées dans les zones industrielles partout au pays, dont celle de SONAPI, en bordure de l’aéroport national de Port-au-Prince, qui emploie quelque 27 500 travailleurs.

Dans un contexte aussi peu propice, les organisations syndicales luttent pour les travailleurs. Mais les syndicats haïtiens n’ont pas réussi à parler d’une seule voix de manière efficace, ce qui a nui au travail d’organisation des travailleurs dans les zones industrielles – entre autres en 2008, quand un mouvement populaire revendiquait l’augmentation du salaire minimum à 5 $US par jour. Les syndicats ne se sont pas mobilisés dans un vaste mouvement unifié et certains ont appuyé la décision du président de l’époque, René Préval, de limiter la hausse du salaire dans les usines à 3 $ par jour, à la suite de pressions internationales. 14

Il reste à voir le type de représentation qu’obtiendront les travailleurs dans la nouvelle zone industrielle prévue dans le nord-est d’Haïti, présentée par le gouvernement des É.-U. et la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti comme un modèle à suivre pour l’économie après-séisme. Le fabricant de vêtements coréen Sae-A Trading est le principal investisseur du projet qui pourrait créer jusqu’à 40 000 emplois.

 
Bâtir le changement en Haïti

La délégation a rencontré Build Change, l’un des organismes internationaux offrant formation et expertise à des ingénieurs et des constructeurs en Haïti. La spécialité de l’organisme est d’offrir de la formation en techniques d’ingénierie et de construction adaptées aux conditions économiques et sociales d’Haïti. Nous avons visité un site modèle où Build Change et les constructeurs en formation aidaient un propriétaire à réparer sa maison pour la protéger du vent, de la pluie et des séismes futurs. La maison étant située dans une zone géographique particulièrement dangereuse, il était évident qu’il fallait utiliser des méthodes de construction sécuritaires et fiables.

Build Change ne finance pas la construction de maisons en Haïti. Sa mission est de transmettre des compétences durables aux constructeurs et propriétaires haïtiens. L’organisme offre aussi de l’aide technique aux fournisseurs de matériaux en vue de renforcer les blocs de maçonnerie.

Il est extrêmement difficile d’améliorer la qualité des blocs de maçonnerie – et de tester leur solidité – en Haïti. Si les outils requis pour tester la solidité ne sont pas disponibles sur place, il faut faire les tests à l’étranger – une option coûteuse et prohibitive. Un partenaire en génie de Build Change a conçu un appareil fixé à un camion que l’on peut transporter sur place pour tester la qualité des blocs. Il est maintenant à l’essai en Haïti dans le cadre d’un projet conjoint visant à améliorer les systèmes de production de matériaux de construction de qualité et faire certifier les producteurs par le MTPTC (ministère des Travaux publics d’Haïti).


 
 Une maison en réparation selon la formation et les normes de construction enseignées par Build Change, 22 juin 2011. Photo fournie par la délégation.



Nous incitons les donateurs, les architectes et les ingénieurs canadiens à s’informer du travail réalisé par cet organisme et à l’appuyer. 15

 
Gouvernance en Haïti
 
Le Réseau de solidarité Canada-Haïti est l’un des nombreux organismes internationaux ayant critiqué le moment choisi et les conditions entourant l’élection à deux tours tenue en Haïti en novembre 2010 et mars 2011. Parmi les problèmes notés, citons l’exclusion officielle de certains partis politiques, notamment le Fanmi Lavalas; l’incapacité de prévoir des ressources suffisantes pour l’inscription et le vote; et le rôle abusif joué par l’OEA et certains États étrangers dans le financement et l’organisation du processus. À plusieurs reprises, ils ont pressé la commission électorale d’Haïti de modifier ses décisions, dont celle de déclarer Michel Martelly troisième et non deuxième après le premier tour du vote à la présidence.

Le groupe a exprimé ses inquiétudes au Parlement, dans plusieurs lettres envoyées en novembre et décembre 2010. 16

Au bout du compte, moins de 25 % des Haïtiens ont voté à chacun des deux tours, dans un pays où le taux de participation au vote est habituellement très élevé.

Près de quatre mois après le deuxième tour, des inquiétudes subsistent. Le président élu n’a pas réussi à constituer un gouvernement. Il a opté pour la confrontation plutôt que la conciliation en proposant au poste de premier ministre des candidats aux états de service inacceptables pour l’assemblée législative d’Haïti – dont très récemment Bernard Gousse.

Gousse a démissionné dans la disgrâce du gouvernement intérimaire nommé par des gouvernements étrangers à la suite du renversement du gouvernement élu en Haïti en février 2004. À titre de responsable officiel de la sécurité sous le régime après-coup, il s’est discrédité par sa propension à emprisonner illégalement des partisans du gouvernement déchu, dont le premier ministre de l’époque, Yvon Neptune. 17

L’ampleur de l’ingérence étrangère dans les affaires politiques haïtiennes apparaît en détail dans des câbles diplomatiques étatsuniens dévoilés par WikiLeaks cette année, et largement rapportés par la revue La Nation et l’hebdomadaire HaïtiLiberté. 18

Les plus pauvres sont ceux qui pâtissent le plus de cette incapacité à constituer un gouvernement. Ce sont eux qui ont besoin d’un gouvernement national solide et efficace pour s’attaquer aux problèmes dans le domaine du logement, des soins de santé, de l’éducation et du développement économique.

 

Recommandations

1. Tout semble indiquer que le Canada n’a pas contribué de façon adéquate aux programmes de développement humain en Haïti. Nous estimons que le Parlement doit procéder à un examen en profondeur des politiques canadiennes en Haïti depuis le renversement du gouvernement élu en 2004, y compris la façon dont le Canada pourrait aider Haïti à établir un système juridique plus juste et plus efficace.

2. Les députés ont besoin d’une information plus complète sur Haïti – ils doivent notamment diversifier leurs sources d’information. Le comité permanent des Affaires étrangères et du Commerce international a déjà tenu deux séances sur Haïti en 2011, mais l’éventail de personnes invitées à témoigner n’a pas été assez vaste.

3. Depuis le premier anniversaire du séisme, on constate un manque sérieux d’analyse approfondie ou même de nouvelles courantes dans la presse écrite et les médias électroniques au Canada. Les médias doivent examiner régulièrement la progression des secours et de la reconstruction en Haïti, y compris la façon de dépenser les fonds versés par les Canadiens et par leur gouvernement. Ils devraient aussi étudier la légalité et l’efficacité des forces policières et militaires que l’on appelle MINUSTAH, présentes en Haïti depuis maintenant huit ans, et dont le Canada est l’un des participants fondateurs.

4. Nous invitons les organismes e Une délégation d'enquête canadienne présente la situation