Mourir dans la dignité

2011/08/24 | Par Ginette Leroux

 (Il est suggéré de lire le résumé et la critique du film. Pour ce faire, cliquez ici.)


Après la production de quelques courts métrages de fiction et le tournage infructueux d’un long métrage, plombé par des problèmes financiers, Manno Lanssens s’est tourné vers la télévision où il a travaillé pendant 10 ans comme réalisateur et journaliste à l’information. Il a fait son apprentissage comme documentariste avec la réalisation de magazines de 30 minutes. « Épilogue » est son premier documentaire de longue durée.

L’aut’journal a rencontré le maître d’œuvre de ce film au salon-bar de l’hôtel Hyatt, quartier général du FFM.



L’aut’journal : D’où vous est venue l’idée du film?

Manno Lanssens : L’idée du film m’est venue suite au décès de ma grand-mère. Elle avait 87 ans. Ma grand-mère vivait seule dans sa maison. Lorsque sa santé s’est détériorée, la famille a décidé de la confier à une maison de repos. Désorientée, ayant perdu ses repères, elle est tombée et on a dû l’amener à l’hôpital. Rapidement, elle s’est mise à paniquer et on a tenté de la soigner avec des calmants auxquels son corps a mal réagi. Sa condition s’est soudainement aggravée. On lui a alors administré des doses de morphine de plus en plus élevées. Ce qui m’a frappé, c’est qu’elle est finalement décédée comme une « junkie », c’est-à-dire, d’une overdose. Quelle tristesse de voir une femme, qui a connu une vie heureuse, terminer ainsi sa vie!



L’aut’journal : Pourquoi avez-vous fait ce film?

Manno Lanssens : Cette première confrontation avec la mort m’a conduit à me questionner sur la façon dont meurent les gens, chez nous, en Belgique. J’ai découvert un énorme tabou sur la maladie et la mort. On ne s’autorise pas à en parler. Dans nos sociétés, où l’on mise tout sur la performance, on cache les gens atteints de maladies incurables, comme le cancer. Ces malades peuvent gêner les autres. Même, les intervenants, qui travaillent dans ce secteur, n’arrivent pas à en parler.

En Belgique, et je crois qu’au Canada aussi, on place les malades dans des ailes spéciales des hôpitaux ou encore des maisons spécialisées où ils vont mourir. Avant, les gens mouraient à la maison, soutenus par leur famille. Tous étaient confrontés à la mort. C’était très dur, mais beaucoup plus naturel, alors qu’aujourd’hui, on essaie de cacher cette dernière étape de la vie. Pour ces raisons, je crois à l’importance de montrer ce côté inévitable de la vie qu’est la mort.

Dans cette famille, par exemple, les enfants ont vécu la mort de leur mère de manière très intense. Ils vont très bien aujourd’hui, parce qu’ils ont pris le temps de parler, de digérer leur deuil. Dans ce cas-là, le temps est un facteur essentiel, sinon il arrive parfois que, deux ou trois ans plus tard, on fasse une dépression sans en comprendre la raison.


L’aut’journal : Comment avez-vous été mis en contact avec cette femme? Comment l’avez-vous persuadée de vous faire confiance?

Manno Lanssens : J’ai fait de longues recherches parce qu’il me fallait trouver la bonne personne. Pas seulement une personne mourante, mais également une personne dont la famille accepte de participer au film. La vie devait jouer un rôle important dans le film, ainsi que la capacité de faire un choix. Le film ne devait pas être déprimant.

Mes recherches m’ont conduit vers une femme encore jeune – 50 ans – mère de trois enfants de 17 à 28 ans et grand-mère d’un petit garçon de 3 ans. Elle parlait avec une telle lucidité de sa maladie et de la suite de sa vie. Elle avait encore de l’humour. Comme on dit chez nous, « la mayonnaise a pris ». J’ai tout de suite su qu’elle était la bonne personne et que c’était avec elle que je voulais faire le film. Sa motivation était claire : elle souhaitait faire ce film pour son petit-fils, encore trop jeune pour se souvenir de sa grand-mère. Cette famille est universelle, beaucoup de gens peuvent s’y reconnaître, qu’ils soient européens ou nord-américains.



L’aut’journal : La charge émotive est très forte dans ce film. Comment êtes-vous arrivé à prendre les distances nécessaires pour ne pas flancher au cours du tournage du film?

Manno Lanssens : J’ai suivi cette famille durant un an, quelque temps même avant de commencer le tournage. J’y allais deux ou trois fois par semaine, parfois sans caméra, pour seulement discuter. On est devenus amis. Pour ses enfants, j’étais devenu un peu comme le frère aîné. Au point où, avec mon équipe, nous étions complètement intégrés à la famille. À tous les midis, lorsque nous arrêtions de tourner, nous mangions tous ensemble.

Je ne pouvais imaginer ma réaction en cours de route. J’étais souvent très ému, mais, au fond de moi, j’avais la certitude que tout se passerait bien. Il est entendu qu’une fin de vie est toujours très triste, mais cette femme a eu le choix, non seulement de contrôler ses souffrances, mais elle a pu décider du moment de sa mort, entourée de sa famille et de ses amies et, parce qu’elle est restée lucide jusqu’aux derniers moments, elle a eu le temps de faire ses adieux, de recevoir et de donner beaucoup d’amour à ses proches. Ses dernières volontés ont été respectées comme elles les avaient prévues. J’étais heureux pour elle et c’est ce qui m’a donné la force de faire ce film.

Il en a été autrement pour mon caméraman. J’ai dû le remplacer vers la fin, car il était trop angoissé pour continuer. D’ailleurs, c’est une des raisons pour laquelle j’ai choisi de ne pas faire seul ce film. Entouré d’une équipe, on doit respecter un horaire de travail fixe. Seul, j’aurais peut-être eu tendance à me laisser prendre par le drame qui se jouait devant moi. De plus, il nous fallait faire une heure de route, matin et soir, ce qui nous permettait de nous préparer psychologiquement avant l’arrivée et, au retour, d'évacuer certaines émotions.



L’aut’journal : Le choix de mourir à la maison est-il courant en Belgique?

Manno Lanssens : En Belgique, certains font le choix de mourir en famille, d’autres vont à l’hôpital : c’est moitié-moitié. Les gens qui désirent mourir à la maison refusent l’anonymat d’un lit d’hôpital. Ils préfèrent rester chez eux, dans un cadre familier, entourés de leurs proches. Souvent, la peur de souffrir est la raison qu’invoquent ceux qui choisissent de mourir à l’hôpital. Un suivi assuré par un médecin et une équipe palliative, permet, peut-être pas dans tous les cas, mais dans beaucoup de cas, de mourir chez soi. Il reste que c’est un choix très personnel.



L’aut’journal : Peut-on dire que votre film est didactique?

Manno Lanssens : Ce mot est très dangereux. Dans le film, je n’ai pas parlé de cette femme ni de sa maladie. Nous avons, en Belgique, une loi, en vigueur depuis 7 ans, qui permet l’euthanasie. Malgré cela, la polémique reste entière. Mon film n’est pas une prise de position pour ou contre l’euthanasie. Il me fallait donc traiter ce sujet avec beaucoup de prudence.

L’important pour moi, et là je suis sur la même longueur d’onde que le personnage principal, c’est de traiter de la mort dans la dignité. Une personne dont la maladie est incurable, qui désire ne plus souffrir et terminer sa vie, doit pouvoir faire cette demande. Ce choix est très personnel. Je suis très content que cette possibilité existe dans mon pays.


L’aut’journal : Qu’est-ce qui vous reste de cette expérience?

Manno Lanssens : D’abord, j’avais très peur de faire ce film. J’ai hésité très longtemps avant de me lancer dans cette aventure. J’ai ressenti un certain blocage durant des mois. La charge émotive était très forte. Il est vrai que ce film est très intense. Chaque moment est précieux. Et on voit cette femme profiter au maximum de ce temps, rien n’est plus banal. Le quotidien n’existe plus. Cette famille m’a permis de vivre cela avec elle. Cette expérience demeure l’un des plus forts moments de ma vie. Depuis, je n’ai plus peur de montrer mes émotions. L’énergie qu’elle m’a transmise me pousse maintenant à entreprendre de nouveaux projets avec confiance.



L’aut’journal : Quelle est la mission principale de votre film?

Manno Lanssens : Je crois que « Épilogue » peut servir à alimenter le débat dans certains pays comme le Canada ou encore dans des pays proches de la Belgique comme la France, l’Italie, l’Espagne, où l’euthanasie n’est pas légalisée. Il peut aider à dédramatiser cette pratique.

Qu’est-ce qui se passe dans les pays où l’euthanasie est interdite? Très souvent, c’est le médecin qui augmente la dose de morphine. Quelle est la différence? D’un côté, la personne malade, soutenue par sa famille, prend elle-même la décision de faire sa demande, de l’autre, le médecin décide quand la fin doit arriver. Un étranger ne devrait pas décider de la vie ou de la mort de quelqu’un.

Les médecins nous disent que les actes qu’ils posent n’abrègent pas la vie, mais empêchent la personne de souffrir. Mais, ils savent bien qu’au bout du compte, la vie de la personne sera raccourcie. Bref, le résultat est le même, il n’y a que le chemin pour y arriver qui est différent. Car, certaines personnes ne requièrent qu’un traitement contre la souffrance et ne veulent pas mourir. Ces gens doivent aussi avoir le choix. En Europe où la laïcité est répandue, une personne incurable doit avoir le choix de mourir dans le respect et la dignité et selon sa volonté.

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