Bienvenue au Coteau Rouge : la réalité fabuleuse du Fellini québécois

2011/09/09 | Par Ginette Leroux

Au lendemain de la présentation de son film « Coteau Rouge », en ouverture du Festival des films du monde, nous avons rencontré André Forcier, un homme heureux et complètement relax. Attablé dehors, sous un soleil radieux, au sixième étage de l’Hôtel Hyatt, dans un espace réservé au Festival, « l’enfant terrible du cinéma québécois », qui souffre de problèmes de coordination motrice et d’une légère paralysie cérébrale qui ralentissent ses mouvements et son débit verbal, a répondu avec générosité, durant une heure et demie, aux questions de « l’aut’journal ». Compte rendu d’une rencontre avec un homme d’une simplicité désarmante, souriant, blagueur et bon enfant.


« À la fin des années 1950, quand mes cousins de Coteau Rouge jouaient au baseball, c’était à qui n’irait pas chercher la balle dans le fossé qui était un égout à ciel ouvert, dans ce temps-là. Je me souviens aussi que mon oncle conservait, pendant plusieurs jours, dans son bain, les barbottes qu’il avait pêchées dans le fleuve », raconte, d’entrée de jeu, Pierre Dubuc, le directeur de « l’aut’journal » qui m’accompagnait pour l’occasion. « Plusieurs avaient une chaloupe et, quand ils étaient chanceux, les pêcheurs pognaient un esturgeon », renchérit André Forcier, reprenant ainsi la trame de son film.

Son douzième film, tourné après « Je me souviens », met en scène quatre générations de Blanchard, tissées serrées. Honoré, le grand manitou du clan, aime la pêche à la perchaude et, à l’occasion, se débarrasse des morts encombrants qu’on lui confie. Il aurait aimé que Fernand, son fils qui l’accompagnait quand il était p’tit gars, lui succède, mais ce dernier, plus conventionnel, a plutôt fait sa vie comme garagiste.

Des deux enfants de Fernand et de sa femme Micheline, Hélène s’émancipe plus vite que son frère Henri, boxeur raté et chômeur qui ne vit que d’expédients. La jeune femme, superficielle et naïve, voue une admiration sans borne à son mari Éric Miljours, un promoteur immobilier arriviste qui cherche à transformer le quartier populaire en remplaçant les maisons ouvrières par de luxueux condos.

Mais, au-delà de la gentrification, un thème incontournable de son film, André Forcier oppose la soif de richesse insatiable de Miljours à l’inventivité de son neveu Alexis, le fils d’Henri, un jeune écolo, entrepreneur en herbe. « C’est pas parce que tu fais du cash que tu fourres le monde », fait-il dire à Alexis, qui développe ses aptitudes d’entrepreneur avec succès. Par ses idées modernes, basées sur des valeurs traditionnelles, l’ado de 15 ans court-circuite les plans de son oncle, remettant à la mode les vertus de la solidarité, propre aux plus démunis.

« La saga familiale représente un microcosme d’un certain Québec d’aujourd’hui », déclare celui qui, suite à un revers de fortune, habite maintenant Longueuil où il a acheté et retapé ce qui était à l’origine une modeste maison de Coteau Rouge. « L’aïeul est de source paysanne, le fils ne succède pas à son père, mais part son petit garage. Par contre, le jeune dernier, lui, se rapproche de son arrière-grand-père Honoré », explique André Forcier. En cela, Alexis fait revivre le passé lorsqu’il fonde une coopérative vinicole. « Vous savez, à Coteau Rouge, une maison sur trois a ses vignes sauvages. Elles disparaissent à la faveur de nouveaux duplex », déplore le cinéaste. Pour faire place à ce qu’on appelle la modernité, on vide le paysage familier de ses racines, cela dit au sens propre et figuré. « Deux chênes centenaires ont été coupés l’an dernier derrière ma résidence », nous apprend Forcier.

« Longueuil a sa société du patrimoine immobilier qui s’occupe du vieux Longueuil. Pourtant, les maisons construites à la fin des années 1940, qui font aussi partie du patrimoine, sont très jolies avec leurs grands terrains boisés. Plusieurs d’entre elles tombent malheureusement sous le pic des démolisseurs et sont remplacées par des boites à savon », s’indigne-t-il. Malin, Forcier a imaginé un personnage qui échange son terrain contre un condo qu’il pourra habiter à vie. « Pas loin de la réalité, la situation est à peine amplifiée », ajoute-t-il.

Comme dans toutes les familles québécoises, les Blanchard cultivent leur part de marginalité et de situations conflictuelles. Grand-maman Micheline porte le bébé de sa fille Hélène qui, pour cacher les apparences, décide d’une grossesse « ectopique ». À chaque matin, Éric gonfle un ballon de plastique à l’aide d’une pompe manuelle. Le faux ventre augmente de volume au fur et à mesure qu’approche la date prévue pour l’accouchement.

Grand-mère porteuse, père qui parle à son bébé à travers le ballon gonflé servant de bedaine à sa femme, draps aérés qui favorisent le sommeil, rues qui sentent le patchouli, lait maternel dans un ragout de lapin, d’où tient-il ces images aussi loufoques qu’improbables?

« C’est mon imaginaire », répond-il. « Les urbanistes n’aiment pas les cordes à linge. Pas esthétiques, selon eux. Je trouve ça tellement ridicule. Dans Coteau Rouge, il y a des droits acquis : les cordes à linge sont permises. C’est pour cela que, après la mort de son mari, Marine décide de s’y installer », commente le réalisateur. Poursuivant son envolée, il explique par un « Qu’est-ce qu’une mère ne ferait pas pour sa fille? », l’unique raison pour laquelle Micheline, bourrée d’hormones et complètement sur un « pink cloud », s’est transformée en mère-porteuse pour sa fille. Quant au lapin au lait maternel, il est adapté de la recette de poulet au lait carnation de la mère du cinéaste. Pour celui que Serge Losique surnomme le « Fellini du Québec », le côté fabuleux l’emporte sur la réalité, car pour André Forcier, le cinéma est l’art de la métaphore. Un art qu’il maîtrise avec bonheur.

Lorsqu’on lui dit que son film nous fait penser à l’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet, un grand sourire illumine son visage, car il avoue son enthousiasme pour cette production.

Interrogé sur sa méthode de travail, André Forcier nous confie qu’il a l’habitude de prendre des notes et de réfléchir, en fumant la pipe ou le cigare. « C’est après avoir réuni ces notes que les personnages apparaissent. » Son imagination fertile se déploie souvent en errant dans les rues de Longueuil et de Montréal. « J’ai perdu mon permis de conduire et ça me coupe un petit peu les ailes », avoue-t-il candidement. Sa première lectrice Linda Pinet, sa femme, avec qui il travaille en étroite collaboration, agit en tant que productrice, coscénariste et monteuse.

André Forcier a passé sa jeunesse à Greenfield Park, « une banlieue ouvrière « rough », mais moins « tough » que Coteau Rouge », reconnaît-il. « On n’était que 8% de Canadiens français; les autres étaient des Orangistes », se souvient celui que les anglophones de son quartier traitaient de « bloody catholic » ou de « bloody frog ». « Parler français entre nous était interdit quand ils étaient là, parce qu’ils ne comprenaient pas le français et pensaient qu’on parlait contre eux. Ça n’a pas tellement changé », ironise le nouveau Longueuillois.

Pierre Vallières et les frères Rose ont habité Coteau Rouge à l’époque. Pierre Vallières était de neuf ans son aîné et avait fréquenté, comme lui, l’Externat classique de Longueuil. André Forcier raconte qu’un jour, alors qu’il avait obtenu une note parfaite pour un travail scolaire, tout comme Pierre Vallières, le recteur du collège lui avait dit de ne pas s’enfler la tête parce que Pierre Vallières était un génie, mais pas lui. « C’était pourtant seulement la deuxième fois qu’on donnait la note maximale pour un travail de création littéraire », se souvient-il, en éclatant de rire.

Que pense André Forcier de la situation politique actuelle? « Mon fils vote Québec solidaire. Je voterais bien comme lui, mais je crains la division au sein des forces progressistes. » Commentant la crise au sein du PQ, il ajoute : « On a l’art de se tirer dans les jambes, les Québécois. Je crois qu’avec Legault, on va y goûter. C’est la droite la plus effrayante ». À son avis, la population en a ras le bol, mais sensibiliser les gens aux valeurs de gauche n’est pas évident. André Forcier qualifie son film de politique, mais au deuxième degré. Un retour aux valeurs traditionnelles québécoises de solidarité familiale et sociale sur un fond écologique et de développement durable comme une alternative à la fureur du capitalisme sauvage, c’est un Coteau Rouge qui pourrait préfigurer un Québec rouge.


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