Notre maître l’oubli

2011/09/13 | Par Jean-Claude Germain

Les problèmes d’amnésie historique sont rarement innocents. J’ai toujours cru qu’en nous donnant « Je me souviens » comme devise, nous appréhendions quelques souvenirs flous en cours de route. La fréquence actuelle des « blancs » de mémoire semble confirmer la justesse de la prévision.

La mémoire historique n’est pas un premier prix d’excellence, pas plus que l’oubli est une mauvaise note de passage. L’inconnaissance de l’histoire demeure un choix de la conscience collective. L’Allemagne, l’Italie et le Japon sont, avec le Québec, les pays où l’on accorde le moins d’importance à l’enseignement de l’histoire nationale. Tous à des degrés divers, et pour des raisons différentes, sont des objecteurs de mémoire. Étendus sur le divan de la psychocritique historique, on découvrirait que les trois premiers pratiquent la mémoire défaillante par honte d’un passé récent. Et le Québec, par crainte du futur que son passé appelle.

« Avant la Révolution, a écrit Jules Michelet, la France avait une chronique, elle n’avait pas d’histoire ». Une sorte de légende dorée de la royauté et de l’Église, où les personnages illustres étaient rois, ducs ou marquises, cardinaux, prélats ou abbesses.

L’équivalent québécois a été une suite de gouverneurs et d’évêques dont la commémoration du sceptre et de la mitre conserve toujours son omniprésence dans les rues de nos villes et villages. Les toponymes d’ici n’ont pas été importés tels quels de France comme ils l’ont généralement été d’Angleterre, d’Écosse ou d’Irlande par l’Occupant. En s’additionnant aux noms amérindiens qu’elle a adoptés, la toponymie québécoise a d’abord établi, plutôt discrètement, son lien avec l’administration royale de Versailles.

Après la Défaite, laissée à elle-même, elle se voue à tous les saints et en dernier recours, se tourne vers le calendrier liturgique pour s’approvisionner en noms. Bref, à la légende dorée de l’Église. Dans le Dictionnaire des noms et lieux du Québec, en rangées de trois colonnes, la liste de tous ces canonisés, oubliés depuis longtemps, court sur cent trente pages. De temps à autre, une dissonance anglaise brise l’harmonie de toute cette catholicité toponymique avec des touches absurdes : un Saint-Adolphe-d’Howard, une Sainte-Cécile-de-Warwick, un Saint-Ambroise-de-Kildare, une Sainte-Hélène-de-Breakeyville ou un Saint-Ephrem-de-Tring. Autrement dit, pour une grande part, la toponymie québécoise est celle d’un ailleurs, européenne ou liturgique, antérieure au souvenir de l’expérience réelle du pays.

Au début du XXe siècle, pour contrer la célébration annuelle d’une icône dorée de la monarchie britannique, la reine Victoria, le chanoine Groulx proposait de lui substituer un héros issu de la légende dorée de la Nouvelle-France, Dollard des Ormeaux. À dorure, dorure et demie!

En novembre 2002, le premier ministre Bernard Landry posait à son tour un geste dont on a sous-estimé à ce jour l’importance. En instituant la Journée nationale des Patriotes qui ont initié notre première tentative collective de sortir de la chronique pour entrer dans l’histoire, il changeait radicalement la donne.

Le jour même où l’on ravivait annuellement le souvenir lointain de Dollard pour occulter celui de la reine Victoria, la célébration des Patriotes rappellera désormais les attentes d’un passé que les aspirations du présent actualisent.

Les aléas de la politique ont voulu que cette première Journée des Patriotes ait lieu en 2003, à peine un mois après la victoire électorale des libéraux et quelques jours après l’assermentation de Jean Charest comme premier ministre du Québec. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait l’intention de participer aux festivités, il s’est contenté de répondre avec un sourire entendu qu’il se voyait mal dans un « rassemblement péquiste ». Et depuis lors, tous les lundis qui précèdent le 25 mai, il s’occupe à faire autre chose.

On peut lui reprocher avec raison son inculture politique. D’ignorer que le poste de premier ministre qu’il occupe découle, avec la responsabilité ministérielle, d’une lutte opiniâtre, initiée par les patriotes. De réduire toutes les revendications traditionnelles du Québec face aux empiétements du fédéral à des « chicanes », au nom d’une « bonne entente » qui ne s’est jamais matérialisée depuis le Parlement de 1792. En fait, il incarne l’amnésie chronique de l’objecteur de mémoire.

« L’histoire des peuples qui ont une histoire est une histoire de la lutte des classes », a écrit l’anthropologue et le politologue James C. Scott. « Et l’histoire des peuples qui n’ont pas d’histoire est celle de leur lutte contre l’État ». Dans le cas du Québec, avec l’État colonial d’abord et ensuite avec l’État fédéral, qui a pris la relève. Les conflits se renouvellent, mais leur issue penche toujours du même côté.

Revenons à la Révolution de Michelet ! À mettre l’accent sur « tranquille », on a fini par oublier que notre Révolution en était vraiment une. Et qu’elle a marqué notre entrée irréversible dans l’histoire. Nous étions sortis de la chronique avec l’émeute Maurice Richard qui a fait parler du Québec pour la première fois dans le monde. Mais une fois qu’on a quitté la légende, on ne peut plus revenir sur ses pas. On ne peut plus se raconter des histoires, il faut l’enseigner.

Il y a quelques années, j’ai dirigé l’avant-dernière coalition pour la promotion de l’histoire. Malgré l’appui du public et des résultats encourageants auprès du ministère de l’Éducation, en bout de piste, la volonté politique n’était pas au rendez-vous. Que peut-on attendre d’une classe dirigeante au nez écrasé sur la vitre du dernier sondage ? Une vision historique ?

Le passé indiffère les objecteurs de mémoire qui, en même temps, craignent pour l’avenir de leurs petits-enfants. En fait, ils ont peur d’un passé qui les pousse vers l’avant. Ils savent bien que le Québec n’est pas entré impunément dans l’histoire en 1960. Qu’il n’a pas élu un gouvernement souverainiste sur un coup de tête et tenu deux référendums parce qu’il est fou des jeux-questionnaires. Une fois engagés sur la voie de l’indépendance, ils savent bien qu’on ne peut plus décrocher et retourner en arrière. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il faut enseigner l’histoire nationale.

La France éternelle des rois de droit divin et des prêtres n’a pas survécu à sa Révolution. Elle est devenue nation à hauteur d’homme en assumant sa liberté pleine et entière, comme l’a décrit Michelet. L’histoire québécoise n’a de sens que si le Québec existe comme pays. C’est ce que son passé nous enseigne.



Le texte a été publié dans la toute dernière livraison de Montréal en tête (numéro 62, été 2011), la revue de la Société historique de Montréal, maintenant disponible en kiosque.

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