Une histoire qui a fait du train et qui continue

2011/10/20 | Par André Synnott

Cet article est paru dans l’édition septembre-octobre 2011 du Col blanc, le journal officielle du Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal (SCFP)

Gaétan Nadeau entreprend un va-et-vient entre la petite histoire (celle du quartier Rosemont) et la grande (celle de la dialectique entre modes de production et développement des idées) dans Angus, du grand capital à l’économie sociale publié aux Éditions Fides.

Autour des années 1850 commence une rivalité, déjà, entre Montréal et Québec à laquelle viendra se greffer une lutte entre des compagnies ferroviaires. Le port de Montréal ayant supplanté celui de Québec, il faut compléter l’infrastructure maritime par un chemin de fer.

Diverses forces sociales entrent en jeu, chacune défendant un intérêt particulier. Entre les compagnies Grand Trunk (lignes Montréal-Toronto et Longueuil-Portland) et la North Shore Railway (ligne voulant relier Québec à la baie Georgienne évitant Montréal), l’Église catholique met son grain de sel : une ligne reliant Québec à Ottawa avec une plaque tournante à Terrebonne (donc loin au nord de Montréal).

Le clergé craignait la mauvaise influence de la vie urbaine et industrielle sur le peuple canadien-français. Son projet de ligne du nord ouvrait une voie de pénétration vers les Laurentides et la Mauricie où les Québécois installés sur de nouvelles terres agricoles seraient à l’abri de la ville.

Par contre, les élus de Québec voulant conserver la vocation terminus (qui était déjà perdue) de leur ville bloquent le projet du clergé qui, de toute façon, n’a jamais réussi à trouver les capitaux nécessaires.

Un autre projet voit le jour en 1869; une ligne partant du Mile-End vers le nord Montréal-Saint-Jérôme-Sainte-Agathe et vers le sud jusqu’à Hochelaga avec un pont ou un tunnel vers Longueuil brisant le monopole du Grand Trunk (propriétaire du pont Victoria) pour livrer le bois des pays d’En-haut aux États-Unis. La Ville de Montréal s’en mêle.

Les élus municipaux souscrivent un million de dollars non par amour de la colonisation, mais à la condition que le terminus, la gare et les ateliers soient sur le territoire montréalais (à l’emplacement de l’hôtel Viger, anciennement Service des permis et inspections de la Ville).

Ainsi, Montréal captera le commerce de la vallée de l’Outaouais, fermera la route Québec-Ottawa et assurera la prédominance de son port. La construction des lignes s’étalera sur plus de dix ans avec plusieurs tentatives de construire les ateliers (les vrais bons emplois) ailleurs qu’à Montréal.

Les difficultés de certains partenaires, dont la Province, permettent au CPR d’émerger comme vainqueur et seul maître à bord. Des ateliers sont construits sur la rue De Lorimier derrière la prison du Pied-du-Courant (où furent exécutés les patriotes et actuel siège social de la Société des alcools du Québec).

En 1904, le CPR, entreprise géante reliant Halifax à Vancouver et possédant des hôtels luxueux (Viger à Montréal et Château Frontenac à Québec), des élévateurs à grains dans les Prairies, des flottes sur l’Atlantique et le Pacifique, décide de créer de grands ateliers près de sa ligne nord-sud (parallèle à la rue d’Iberville).

Les achats de terrains, parfois par des intermédiaires, pour constituer ce lot, prendront du temps et provoqueront des changements politiques (le village Petite-Côte deviendra le village de Rosemont avec à la clé un compte de taxe à rabais en promettant de créer 1500 emplois, en fait le CPR créera plus de 6000 emplois).

La partie inutilisée par les ateliers sera lotie pour loger 2500 familles. La municipalité de Rosemont, ne pouvant assumer les coûts d’infrastructures, fusionne avec Montréal comme l’avait déjà fait Maisonneuve et le feront plus tard Rivière-des-Prairies et Pointe-aux-Trembles).

Devenu quartier montréalais, Rosemont se développe rapidement; la paroisse crée des écoles où les communautés religieuses (frères maristes pour les garçons et soeurs de la Congrégation Notre-Dame pour les filles) assurent l’enseignement.

Le quartier conserve encore un air champêtre; dans leur couvent, les sœurs élèvent poules et canards pour assurer leur nourriture et durant l’été, le couvent est considéré comme un lieu de villégiature (l’air y étant plus sain que dans le bas de la ville à cause de son altitude, dépassée seulement par le Mont-Royal).

Comme on n’arrête pas le progrès, le développement des ateliers va achever l’urbanisation du quartier. Les Ateliers Angus profitent autant qu’ils permettent le développement de l’Ouest canadien. On y construit les locomotives et les wagons pour amener les immigrants européens vers les Prairies (la politique fédérale d’immigration faisait que le passage d’un Ukrainien coûtait moins cher que celui d’un Québécois désireux de voir s’il y avait quelque chose de nouveau à l’Ouest, d’une pierre deux coups: en peuplant l’Ouest, le poids francophone dans la Confédération diminuait et après il fallait d’autres locomotives et d’autres wagons pour apporter à Montréal les grains des Prairies.

Une fois le plein d’équipement assuré au CPR, les Ateliers Angus devront leur maintien à leur nouvelle vocation, le centre d’entretien du matériel.

Concentration capitaliste oblige, pratiquement tout pouvait être produit sur place, des boulons aux chaudières en passant par les fleurs (pour le siège social) et les banquettes de bois, mis à part certains aciers spéciaux et les tissus fins importés de Paris. Les ateliers deviendront une ville dans la ville produisant son énergie en brûlant des copeaux et résidus de bois des ateliers, s’alimentant en eau avec son château d’eau de 75 000 gallons, se protégeant du feu avec le poste de pompiers (actuelle succursale de la SAQ) ayant accès à un bassin ouvert de 500 000 gallons, soignant les accidents de travail à la clinique médicale sur place.

À côté de cette démesure matérielle, le CPR se veut à l’avant-garde de la gestion et créera un welfarism dès la conception des Ateliers. Une organisation s’occupe des loisirs des employés (plusieurs activités sportives sur le site, activités sociales et culturelles, de l’orchestre à la bibliothèque ou la salle de billard).

Le CPR aide même les employés à créer une caisse d’économie sur les lieux de travail; l’entreprise fournit le local, l’électricité, le chauffage et le téléphone.

Toute cette sollicitude de la part de l’employeur vise à suggérer aux ouvriers qu’ils n’ont pas besoin d’un syndicat et de grèves pour avoir de bonnes conditions de travail. Mais, évidemment, ça ne marchera pas.

L’Association internationale des machinistes est créée en 1888 et dès 1890 arrive à Montréal. En 1908, une grève pancanadienne forcera finalement à reconnaître le syndicat comme agent négociateur, malgré un échec sur divers autres plans.

Après la grève, le taylorisme sera implanté dans les processus de production pour donner une caution scientifique aux prétentions patronales

Les Ateliers connaîtront un déclin, retardé par les productions militaires lors des deux guerres mondiales.

La construction des locomotives neuves cessera en 1941 et en 1961 ce sera la fin de l’entretien et des réparations des locomotives à vapeur. L’arrivée des locomotives au diesel nécessitant moins d’entretien et cause une fermeture partielle en 1970, puis définitive en 1992 (le CPR avait abandonné le transport des passagers, maintenant confié à Via Rail).

Une partie des Ateliers ayant été démantelés, la filiale immobilière de CPR, la société Marathon se retrouve avec un terrain, un immense terrain de 5 millions de pieds carrés. La première tentative de mise en valeur se présente en 1973. Marathon, le nom est bien choisi, offre à la Ville d’y construire le village olympique puisque le stade y sera à moins d’un kilomètre. Montréal refuse, tirant une leçon des Jeux de Munich, pour des motifs de sécurité, le village doit être près du stade.

En 1974, Marathon propose alors un centre commercial équivalent aux Galeries d’Anjou, ce qui est rejeté par le Parti civique (Jean Drapeau) ayant une base politique de petits commerçants et des professionnels de quartier. Marathon ne peut contrer les décisions de la ville puisqu’il faut obtenir un changement de zonage (de construction industrielle à commercial).

En mars 1976, Marathon revient à la charge en ajoutant 1500 logements au centre commercial. Dès novembre, alors que le PQ prend le pouvoir, les commerçants des rues Masson et Ontario s’unissent contre le projet qui attirerait leur clientèle.

Marathon réagit proposant cette fois (c’est vraiment une course de longue haleine) 2500 logements. La Société d’habitation du Québec propose alors que tout le terrain soit consacré à la construction résidentielle, mais Jean Drapeau n’ayant pas l’habitude de se faire imposer des décisions par les gouvernements supérieurs; la Ville et Marathon travaillent de concert.

Sauf que les temps ont changé. Alors qu’en 1970 le Parti civique avait gagné tous les sièges à l’Hôtel de Ville, le RCM occupe 18 sièges au conseil et forme une alliance avec les députés péquistes de l’est de Montréal, les commerçants craignant que la proposition de Marathon soit acceptée par l’administration Drapeau, les associations de locataires dénonçant la pénurie de logements à prix abordables et, pour coiffer le tout, le Service d’urbanisme de la Ville de Montréal critique le projet Marathon.

Fin de la course, Montréal et Québec s’entendent pour acheter le terrain et former la Société des terrains Angus (SOTAN). Le terrain étant maintenant acquis, il s’agit de savoir à qui seront destinés les logements qui y seront construits.

La question était pertinente puisque depuis quelques années, Montréal avait lancé l’opération 20 000 logements (Nadeau parle de 10 000) pour ramener des banlieusards en ville alors que les associations de locataires penchaient plus pour des logements (HLM, OSBL, Coop).

André Lavallée anime le comité logement Rosemont et fait appel à l’École d’architecture de l’Université de Montréal pour étoffer le projet (orientation des rues pour maximiser l’ensoleillement, densité du bâti, espaces verts plutôt que des stationnements, diversité architecturale).

À la fin des activités de la SOTAN, plus du tiers des logements seront des logements sociaux. Le reste du terrain (la partie ouest) fera l’objet d’une autre lutte, cette fois pour l’emploi.

Sur une période de cinq ans, le tissu industriel de l’est de Montréal perd 10 000 emplois. D’autres quartiers (Pointe-Saint-Charles, Saint-Henri) connaissent les mêmes difficultés.

On crée alors les Corporations de développement économique communautaire. La CDEC de Rosemont — La Petite-Patrie est créée en 1990 avant d’apprendre la fermeture définitive des Ateliers Angus (où il n’y avait plus que 900 travailleurs). Le CPR revient encore avec un projet résidentiel de luxe (maison à 350 000$ en 1991!).

Christian Yaccarini entreprend de combattre le projet du CPR en appui avec les commerçants du quartier qui demandent des emplois. Il travaille les élus du RCM (au pouvoir) et force le CPR à l’écouter puis à négocier (le changement de zonage, nécessaire pour le projet résidentiel, ne sera pas donné facilement au CPR, une entreprise étrangère, sans capital de sympathie, sans appui d'aucun intervenant).

Il agit vite parce qu’il faut régler avant que des changements de pouvoir à Montréal et à Québec fassent place à des élus moins sensibles à la mobilisation qu’il vient de lancer.

Quand Dionne-Marsolais, candidate du PQ dans Rosemont et future ministre, lui demande quelle est sa formation générale, il répond sciences politiques, spécialisation en marxisme-léninisme!

Devant son aplomb, le courant passe comme toujours. Sans ressources financières, la Société de développement Angus négociera avec le CPR qui refuse de vendre au rabais, il manœuvre pour obtenir l’appui de Provigo qui veut construire un magasin à grande surface (ce sera le Loblaws) dans le locoshop (qui ne faisait pas partie de ce qui devait être vendu à la SDA) en menaçant le CPR et Provigo d’une mobilisation populaire qui pourrait faire échouer le projet. Il faut donc être avec lui et compter avec lui. Alors que la SDA n’a que 100 000$, elle doit verser 500 000$ pour honorer l’entente de l’option d’achat du terrain inoccupé.

Pour gagner du temps, Yaccarini offre maintenant d’acheter le locoshop et demande, mine de rien, si le CPR veut un chèque immédiat ou attendre pour inclure ce montant avec celui de l’achat du locoshop.

Le CPR voulant être sûr de se débarrasser du locoshop accepte, l’option d’achat est mise de côté et les négociations pour la vente du locoshop, commencent. Par ce coup de bluff, Yaccarini vient de gagner le temps qui lui permettra d’obtenir des prêts des gouvernements fédéral et provincial pour l’achat et la rénovation du bâtiment.

Le Technopôle Angus naît et offrira des locaux à des entreprises d’économie sociale. Yaccarini et la SDA ayant compris que la location et la gestion des immeubles rapporteraient plus que la revente des lots à des industriels qui de toute façon préfèrent la location à long terme.

La rentabilité des bâtiments rénovés étant acquise, la SDA construit d’autres immeubles sur le terrain, toujours en respectant des critères de qualité architecturale et de développement durable.

La SDA ayant acquis une expertise, mais le Technopôle ne génère pas assez de revenus pour soutenir l’équipe qui doit travailler à son développement. Pour maintenir le rythme de construction de nouveaux édifices et la recherche de nouveaux locataires, il lui faut deux millions par années; elle s’engage dans des interventions à l’extérieur de son territoire d’origine.

Le premier projet sera le 2-22 Sainte-Catherine dans le quartier des spectacles avec encore l’audace architecturale, le respect de l’écologie et le financement éthique.

La dernière partie de l’ouvrage trace une histoire des idées au Québec montrant comment une société dominée par la religion s’est transformée en une société matérialiste; c’est-à-dire, le remplacement de Dieu comme explication des phénomènes par la raison scientifique.

L’histoire des Ateliers Angus peut être vue comme une métaphore matérielle du changement des idées. Ce que la Conquête de 1763 a épargné au Québec francophone (les péchés de la Révolution industrielle anglaise le lui apporteront et en voyageant en train. Ce site nommé successivement les Shops Angus, les Ateliers Angus et, finalement, le Technopôle Angus illustre les transformations de la société québécoise.

La modernité venue par l’industrialisation anglaise sera remplacée par l’affirmation du fait français (affirmation qui fût reçue de diverses façons, si Cadbury ferma son usine de la rue De Lorimier le 16 novembre 1978, le CPR se contenta d’effacer le mot shop sur la tour du poste de pompiers pour n’y laisser que le mot Angus) puis avec l’entrée dans la nouvelle économie.

Gaétan Nadeau, Angus, du grand capital à l’économie sociale, Éditions Fides.












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