Les banques de l’ombre

2011/11/18 | Par Gabriel Ste-Marie

Le 25 octobre dernier, Louis Gill lançait officiellement son livre La crise financière et monétaire mondiale – Endettement, spéculation, austérité. La première impression étant déjà presque épuisée, l’économiste retraité de l’UQÀM pense à une nouvelle version : « La situation évolue tellement vite qu’il faut déjà mettre les chiffres à jour. » Si les chiffres changent, les mécanismes et rouages du système financier restent les mêmes.

Le livre met en lumière toute la dynamique des spéculateurs banquiers. Ces banqsters (mot fusionnant banquier et gangster), comme le célèbre George Soros, disent ouvertement comploter pour spéculer contre les devises. Lors du lancement, Gill explique que ces bandits de grands chemins affirment n’avoir aucun malaise à déclencher une récession si ça leur permet de s’enrichir. Au lieu de les arrêter ou d’interdire leurs activités asociales, les gouvernements ont aidé les spéculateurs durant la crise. Les États ont absorbé leurs dettes et sont depuis victimes de leurs attaques spéculatives.

Louis Gill rappelle que l’argent versé au secteur financier par le gouvernement a représenté 11,9% du PIB en Angleterre, 9,1% au Canada, 7,4% aux USA, 6,6% au Japon, 3,4% Allemagne et 1,5% en France. Ces taux explosent lorsqu’on inclut les garanties financières accordées par l’État. Par exemple, c’est 40% en Angleterre et 17% en Allemagne et en France. L’aide a permis aux banques de sortir rapidement de la crise. Dès 2009, elles renouaient avec les profits record. C’est notamment la situation de Morgan Stanley et Goldman Sachs. C’est aussi la même situation pour plusieurs fonds spéculatifs. L’économiste s’indigne des revenus des chefs de direction qui sont mieux payés en 2010 qu’en 2007, alors que la crise économique et le chômage perdurent.

Les gouvernements expliquent avoir secouru les banques puisque l’économie a besoin de la finance et des banques. Avec toutes les fusions, elles sont devenues trop grosses pour faire faillite. Leur disparition aurait chamboulé le reste de l’économie. L’économiste dénonce cette situation : «  Une institution financière trop importante pour faire faillite devrait tout simplement ne pas être privée. » Pour remédier à l’impasse actuelle, Louis Gill propose d’abord une réforme en ce sens. Il faudrait également penser à réinstaurer un système monétaire international, comme celui proposé par Keynes à la fin de la Seconde Guerre. Son système reposait sur une nouvelle monnaie internationale assurant un taux de change fixe entre les monnaies et l’équilibre des échanges extérieurs pour chaque pays.

L’auteur ne s’illusionne pas quant à la réalisation de cette possibilité à brève échéance : « Cela irait directement contre les intérêts américains et chinois. » En effet, le dollar américain sert encore aujourd’hui de monnaie internationale, ce qui avantage sérieusement le pays émetteur et lui permet de conserver une balance commerciale fortement négative depuis plusieurs années. Bref, de consommer ce que produit le reste de la planète sans compensation. Pour la Chine, l’équivalent du plan Keynes signifierait augmenter la valeur de sa monnaie, donc diminuer sa compétitivité et abandonner son idéologie mercantiliste basée sur une exportation maximale. Au lancement du livre, lorsque la question de la taxe Tobin est posée, Gill laisse répondre son collègue du collectif Économie autrement : « Trop de pays s’y opposent et continueront à s’y opposer. » Cette taxe vise à réduire la spéculation sur les monnaies en imposant une taxe minime, 0,1%, sur les transactions financières internationales. Dans son livre, Louis Gill calcule qu’en 2010, les transactions sur le marché des changes ont été 77 fois plus importantes que l’échange de marchandises et services entre pays!

Actuellement, les gouvernements continuent à alimenter la crise en autorisant un endettement supplémentaire et en refusant de réglementer davantage le secteur financier. Les pistes de solutions durables sont esquivées. L’économiste explique ainsi le prolongement de la crise et n’envisage pas sa fin à brève échéance.

Dans son livre, Gill montre comment la crise financière découle directement de la dérèglementation du secteur bancaire et financier. Il en fait un bref historique.

À partir de 1976, les banques internationales ont commencé à prêter les pétrodollars aux gouvernements des pays du tiers-monde. Ça a fait exploser la dette publique de ces États et redonné au capital de placement un rôle dominant. Au tournant des années 1980, dans la foulée des dérèglementations des marchés des Reagan et Thatcher, on libéralise les mouvements de capitaux et les taux d’intérêts. Le capital financier et les spéculateurs continuent à gagner du terrain. Dans les années 1990, les banques se changent en conglomérats financiers et effectuent désormais la titrisation de leurs actifs.

L’économiste explique que cette opération consiste à vendre des titres sur les marchés. L’argent reçu sert à financer les prêts que la banque ou le conglomérat a effectués, comme des hypothèques. L’institution financière prend des hypothèques résidentielles et commerciales, des dettes de cartes de crédit, des prêts automobiles, aux commerçants, aux entreprises et des prêts personnels. Elle coupe des créances en plusieurs petites tranches qu’elle va combiner en fonction du risque de non-paiement. Chaque titre émis contient une fraction d’un ensemble de prêts. Ces titres sont adossés à des actifs, c’est-à-dire qu’ils sont garantis par les maisons ou autres biens achetés avec l’argent obtenu par ces prêts.

Puisque l’acheteur de ces titres peut difficilement évaluer le risque pour chaque fraction de chaque prêt compris dans son titre, l’institution émettrice demande aux agences de notation comme Standard & Poor’s, Fitch ou Moody’s de les coter. La titrisation présente de graves problèmes de risque moral. Cette expression économique décrit la situation où celui qui prend le risque n’en assume pas les conséquences. L’institution devient de plus en plus laxiste dans ses prêts. De toute façon, c’est l’acheteur du titre qui assume le risque. Le bénéfice de la banque découle de plus en plus de la quantité de prêts effectués que de leur qualité. Même chose pour les agences de notation. On surévalue la qualité des titres pour faire aider la banque mais aussi parce qu’on n’imagine pas le risque d’une défaillance majeure dans l’économie.

Cette situation est souvent effectuée en boucle. On coupe les titres en tranches pour en refaire de nouveaux qui sont cotés puis revendus. En ayant perdu de vue les garanties réelles des titres, on transige de plus en plus de titres toxiques. Par exemple, Louis Gill explique que les subprime désignent les hypothèques situées sous le standard de solvabilité. Bref, que les emprunteurs n’ont pas les moyens d’effectuer leurs paiements. Le comble est certainement les prêts NINJA. Cet acronyme signifie No Income, no Job, no Assets. Les emprunteurs n’ont ni revenu, ni emploi, ni actifs! Pour maximiser leurs bénéfices, les institutions financières ont de plus en plus misé sur l’effet levier. Ça veut dire que pour chaque dollar prêté, un autre dollar est emprunté.

L’auteur explique que la dérèglementation a aussi permis l’émergence d’un système bancaire de l’ombre. Il s’agit des institutions financières qui échappent aux règlementations, telles les banques d’investissement ou de placement financier, les fonds de placements spéculatifs à haut risque (hedge funds), fonds de capital privé (private equity funds), fonds de marché monétaire, certains assureurs, sociétés de financement, fonds communs de placement ou encore certaines caisses de retraites. L’objectif des banques de l’ombre était de prendre encore plus de risque pour rapporter davantage. Elles ont davantage spéculé et misé sur des leviers d’endettement excessifs. Gill rappelle que le secteur des banques de l’ombre était tellement important à la veille de la crise, qu’aux États-Unis il occupait une place deux fois plus importante que le système bancaire règlementé!

Louis Gill rappelle que l’économie américaine est rapidement passée de la bulle technologique de 2001 – 2002 à celle du secteur immobilier. C’est que la Fed a alors diminué les taux d’intérêt pour relancer l’économie. Les banques ont misé sur l’augmentation du prix des maisons et sur les faibles taux pour inciter les gens à raugmenter leur hypothèque pour maintenir leur niveau de consommation et ainsi soutenir l’économie. Les taux d’intérêts sont demeurés faibles notamment en raison du surplus d’épargne provenant des pays émergeants.

Cette situation a entraîné une surproduction de logements qui ont fait chuter les prix de l’immobilier à partir de 2006, au moment où les taux d’intérêts se sont mis à augmenter. Plusieurs familles étaient désormais en difficulté de paiement, en plus d’avoir une hypothèque plus grande que la valeur que celle de leur maison. La défaillance des remboursements hypothécaires et les faillites personnelles ont explosées. L’auteur explique que la situation était semblable ailleurs dans le monde, notamment en Grande-Bretagne, en Irlande et en Espagne.

C’est alors que les institutions financières ont manqué d’argent, de liquidité. Avec l’effet levier, chaque dollar prêté était emprunté. Avec les défaillances de remboursement, les banques ont dû vendre leurs autres actifs pour rencontrer leurs engagements. Puisqu’elles ont toutes voulu vendre en même temps, le prix des actifs s’est effondré. La crise immobilière est devenue crise financière. Gill explique que c’est tout le système complexe de la titrisation financière qui s’est écroulé à partir de 2007. La crise s’est rapidement propagée à l’ensemble de la planète.

Les banques ont manqué d’argent. Elles ne voulaient plus vendre leurs actifs les plus liquides et encore moins prêter de l’argent. L’auteur reprend ici les explications de Karl Marx. Si, en période de prospérité, l’activité des commerçants et entreprises repose sur le crédit mutuel, en période de crise, seul le véritable argent compte. À ce sujet, Gill rappelle que ce sont les fonds du Japon et de pays émergents comme la Chine, la Corée du Sud, Singapour, le Koweit et Abou Dhabi qui ont sauvé notamment les géantes américaines Citigroup, Merrill Lynch et Morgan Sanley et la suisse UBS en leur prêtant.

L’économiste cible aussi le développement des titres de garantie contre la défaillance comme élément ayant causé la crise. À la base, il s’agit d’une assurance sur les autres titres, afin de minimiser le risque. Dans les faits, c’est devenu un extraordinaire instrument de spéculation. D’un côté, l’acheteur du titre de garantie n’a même pas besoin d’avoir en sa possession le titre assuré! Ça revient à simplement parier sur le marché. Ça a en plus incité les spéculateurs à chercher à faire chuter certains titres pour toucher la prime. De l’autre côté, les émetteurs de ces titres de garantie encaissaient les revenus sans rien avoir à mettre de côté! Ils devaient seulement payer en cas de problème et n’étaient pas règlementés. Tant que les titres ont monté, ils ont encaissé. Quand ça a tombé, ils ont disparu. L’auteur rappelle que les titres de garantie contre la défaillance représentaient 58 000 milliards $ en 2008, soit cinq fois le PIB américain.

Au lancement du livre, Gill rappelle que les crises économiques sont habituellement causées par l’hypertrophie du secteur financier. C’est le cas avec la crise actuelle. L’économiste explique que même si elle ne crée pas de valeur pour la société, la finance est nécessaire au bon fonctionnement du système. Toutefois, sa déréglementation fait en sorte que le secteur vampirise le reste de l’économie. Son accroissement abusif est nuisible à l’ensemble de l’économie. Louis Gill explique enfin que cette hypertrophie s’inscrit également dans le plus vaste projet néolibéral. Elle va de paire avec la privatisation des ressources et des services publics, l’accroissement des écarts de richesse et la destruction de l’environnement.


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