La tutelle honteuse d’Attawapiskat

2011/12/07 | Par Gérard Duhaime

L’auteur est professeur au Département de sociologie de l’Université Laval

À Attawapiskat, les conditions de vie sont si mauvaises que l’état d’urgence a été décrété. La Croix rouge s’est portée au secours de la communauté de l’ouest de la Baie James, livrant par avion des sacs de couchage et d’autre matériel de première nécessité. La réponse du premier ministre Harper à cette situation catastrophique a été ferme et sans équivoque : il a décrété la mise sous tutelle de la réserve indienne. Sa décision figurera parmi les exemples achevés d’un leadership têtu fondé sur l’idéologie reform, et qui se nourrit de tous les préjugés.

M. Harper ne comprend que des problèmes persistent malgré les « 90 millions » de dollars donnés par son gouvernement : « Les résultats ne sont pas acceptables », déclare-t-il, avant de mettre le conseil de bande sous tutelle. C’est un procédé de communication bien connu. M. Harper met en relations deux affirmations qui n’ont pas de rapports entre elles, et qui sont toutes les deux fausses; et il en tire une conclusion tout aussi erronée mais qui, pourtant, justifie sa décision.

Ce n’est pas 90 millions de dollars que transfère le gouvernement fédéral au conseil de bande; il s’agit plutôt d’une somme de quelque 18 millions de dollars par an. De plus, ces sommes servent à défrayer tous les services courants dont se charge le conseil de bande, la santé, l’éducation et le logement par exemple. Il ne s’agit pas de sommes destinées à la construction neuve.

Le premier ministre laisse entendre que l'absence de résultat ne peut pas être due à l'absence de ressources, mais à une gestion défaillante qui justifie la tutelle. Autrement dit, si les Cris sont aussi mal pris, c’est bien leur faute. Il s’agit d’un autre procédé connu que celui qui consiste à condamner la victime.

Le geste du gouvernement fédéral est outrageant, mais il n’étonne pas. Davantage préoccupé par les priorités des institutions financières nationales et internationales que par les besoins des citoyens démunis, il coupe les dépenses publiques depuis des années en réduisant comme peau de chagrin le filet de protection sociale. La situation des autochtones amplifie chez eux l’impact de ces orientations politiques. Si le geste n’étonne donc pas, il inquiète pourtant. La dégradation des conditions de vie des autochtones a été maintes fois dénoncée non seulement par les chefs des Premières nations, des Inuit et des Métis, mais encore par la Vérificatrice générale du Canada, et par des organisations internationales comme le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. Pendant ce temps, l’actuel gouvernement fédéral infantilise les Cris d’Attawapiskat par sa tutelle imposée, et rappelle leur état de sujétion.


Manque de ressources

La décision du gouvernement détourne le regard des causes immédiates des conditions de vie à Attawapiskat, comme dans bien des communautés autochtones du pays. Il y a tout juste un an, l’Assemblée des Premières nations du Québec et du Labrador estimait à 10 000 le nombre de logements qu’il faudrait construire pour répondre aux besoins des communautés qu’elle représente. L’Accord de Kelowna prévoyait, pour les autochtones du Canada, un plan de redressement sur 5 ans évalué à quelque 5 milliards de dollars.

Les premières décisions de M. Harper à l’égard des autochtones furent de balayer sous le tapis l’Accord de Kelowna, et de sous-financer cruellement les mesures qui avaient été identifiées pour améliorer leur sort. Le président du Conseil autochtone de Winnipeg ironisait-il, en déclarant alors : « Je pense que l’infestation des bourgeons d’épinette a été mieux financée » ?

En réalité, le sous-financement des services publics aux autochtones est séculaire et profond. Il comporte des effets délétères qui se cumulent, qui se multiplient. Par exemple, le surpeuplement des logements, la promiscuité qui en découle, leur état de dégradation favorisent les épidémies, les frictions familiales, et rendent difficile l’assiduité à l’école et la réussite. Ce manque criant de ressources conduit à des crises catastrophiques dont les plus spectaculaires sont périodiquement portées à l’attention du public : hier, c’était Kaschechewan, c’est aujourd’hui Attawapiskat, et demain?

Il s’agit d’une gestion de fonds d’urgence, et le gouvernement vogue de crises en crises, ne manquant pas de faire étalage de sa générosité apparemment spontanée envers les démunis.

En laissant planer des doutes sur la gestion des fonds fédéraux par le Conseil de bandes, en décrétant la tutelle, le gouvernement détourne donc le regard vers les causes connues, immédiates et manifestes de la catastrophe. Quoiqu’en dise M. Harper, il est ironique de constater que le Conseil de bande d’Attawapiskat soit l’un des rares conseils du pays à rendre publics sur l’Internet ses états financiers.

Il est également ironique de constater que la situation d’Attawapiskat, causée par le manque de ressources dans tous les domaines, se produise malgré la richesse inouïe du territoire. En effet, à 90 km de la localité d’Attawapiskat, se trouve la mine de diamants à ciel ouvert Victor, de la transnationale canadienne De Beers. Mise en exploitation en 2008, elle a nécessité un investissement évalué à 1 milliard de dollars. Elle possède une capacité de traitement de 2,7 millions de tonnes, dont elle extrait quelque 600 000 carats annuellement, pour un chiffre d’affaire que l’on peut estimer à 265 millions de dollars, et une valeur totale de la production sur une douzaine d’année dépassant les 3 milliards de dollars.

Interrogés au sujet de la crise, les responsables des relations avec les autochtones voisins disent tout faire pour les soutenir. Pourtant, si les actionnaires de De Beers s’enrichissent tandis que les autochtones ont recours à la Croix Rouge, ne devrait-on pas remettre en cause la légitimité de l’appropriation des ressources? Après tout, il s’agit des terres ancestrales des Cris.

Mais la propriété privée de la terre est un dogme qui n’est pas remis en cause dans ce pays. Dans ce contexte, on ne s’étonne plus que les revendications territoriales des Autochtones du Canada ne trouvent encore que des réponses partielles, malgré des décennies de négociations.


Rôle de la presse

Dans ce paysage, il est d’autant plus difficile de voir clair que le discours du Premier ministre embrouille les pistes. Faisant écho aux affirmations de M. Harper et aux insinuations qu’elles comportaient, la presse s’est prise à ce jeu. Les journalistes demandent aux observateurs : « Mais à quoi ont donc servi les 90 millions? ». Et les commentateurs affirment «  La tutelle va mettre de l’ordre dans la gestion! ». Autre sophisme, autre préjugé, comme si la presse, habituée à faire écho au discours politicien, avait perdu de vue son rôle de découverte de la vérité. Non seulement c'est la faute aux Indiens s'ils laissent les leurs dans des tentes comme à Port-au-Prince, mais encore ils sont incapables de se gérer, ils ne veulent pas s'aider eux-mêmes, etc.

En nourrissant les préjugés à l’égard des autochtones, en attisant le racisme qui pollue les tribunes radiophoniques, le gouvernement aura contribué à de nouvelles blessures. La décision du Conseil de bandes de renvoyer chez lui le tuteur fédéral indique au pouvoir fédéral qu’il fait fausse route.

M. Harper, partisan de la loi et de l’ordre, poussera-t-il l’odieux jusqu’à jeter les leaders locaux dans ses prisons? Devra-t-il s’amender d’ici quelques années, comme dans le cas des écoles résidentielles autochtones ou des déménagements forcés des Inuits vers le Haut-Arctique? Avant d’en arriver là, il faut souhaiter que quelqu’un comprendra, dans l’édifice fédéral, qu’on ne peut régler un problème de logements et de détresse humaine à coups de soupçons. Peut-être le gouvernement devrait-il lui-même être placé sous tutelle?


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