Naufragés des temps modernes

2011/12/16 | Par Ginette Leroux

Sur une musique techno, des jeunes sautent sur place, se défoulent, s’extasient sous l’influence de drogues « récréatives », consommées pour s’amuser, s’étourdir, s’anesthésier, jusqu’à l’épuisement. La première scène du film Nuit #1 de Anne Émond nous plonge au cœur d’un party rave.

« J’ai beaucoup fréquenté ce genre d’« after hour » pendant deux ou trois ans, me dit, d’entrée de jeu, la réalisatrice de 29 ans, rencontrée dans un bistrot du quartier Villeray à Montréal. J’ai été frappée à la vue de cinq cents personnes qui dansent côte à côte les yeux fermés, gelées, comme en transe, sur une même musique électronique assourdissante, privées de toute communication verbale. L’unique contact est physique. Que des corps qui bougent, entourés, mais seuls. »

Dès les premières images, tournées au ralenti, apparaît Clara. Puis Nicolaï. Dans cet univers d’individualisme extrême, ils se jaugent, s’attirent, se plaisent. Le minable appartement du jeune homme servira de refuge aux amants d’un soir. La passion se déchaîne, une passion dévorante qui nourrit autant qu’elle affame.

L’aventure sexuelle est un passage obligé, mais après l’emportement des premiers instants, émergent deux êtres humains, fragiles et tourmentés, réunis dans une même quête de sens.

S’ensuit, dans la pénombre, un chassé-croisé de monologues où chacun exprime son désespoir, sa solitude et son incapacité à trouver ses repères dans un monde où ils croient que l’avenir n’est plus une option.

Les images abruptes, quasi animales, vides d’émotions des scènes de sexe pourront peut-être en choquer certains. Pourtant, elles sont « aux antipodes d’une scène hollywoodienne où on jouit en deux minutes », me dit la principale intéressée, Catherine de Léan. Un rôle exigeant dans un film qu’elle avait envie de défendre.

« Le scénario d’Anne est unique. Il me rejoignait par son propos, mais surtout par son audace, son originalité », affirme la jeune actrice bourrée de talent. Forte d’une première collaboration sur le cours métrage Sophie Lavoie (2010), dans lequel elle tenait le rôle titre, Catherine de Léan qualifie sa rencontre avec Anne Émond de « réelle rencontre artistique ». Depuis, les deux jeunes femmes ont développé une grande complicité, confirmé des affinités de pensée et une compréhension mutuelle.

Pour apprécier ce film, le spectateur doit s’abandonner, faire confiance au discours, à la fois conscient et angoissé, comprendre ce huis clos qui permet à la vie de refaire surface. L’introspection à laquelle se livrent Nicolaï et Clara agit à la manière d’une dissection des comportements de la génération actuelle des 25-35 ans qui doit reconstruire ses balises. Là se situe la portée réelle du film.

À 31 ans, Nicolaï (excellent Dimitri Stroroge) est en instance de rupture sociale. Sans emploi, des horaires débridés, n’allant jamais au bout de ce qu’il entreprend, il vit à la va-comme-je-te-pousse, sans but ni raison, il échafaude plus qu’il ne construit. Sa désillusion est patente.

« Les temps modernes me dégoutent, les filles agissent comme des mecs », déclare-t-il à Clara qui rétorque en le traitant « de décevant, de con pathétique ». « Un vautour », dit-elle. Ce rapace n’agit pas; il laisse les autres attirer la proie, la tuer, en manger les morceaux principaux et il se contente de prendre ce qui reste.

Clara a 29 ans. Moins passive, plus lucide, elle combat la vacuité de son existence en multipliant les rencontres fortuites de fin de semaine, faites de déceptions et de petits matins au lit froid. « C’toujours pareil, quand le soleil commence à se lever, j’panique. La vraie vie me rattrape », dit celle pour qui la solitude est insupportable. Il faut « avoir mal pour sentir qu’on vit ».

« Clara et Nicolaï ne sont pas représentatifs de toute une génération, mais leur sentiment d’angoisse et d’impuissance par rapport au monde dans lequel ils vivent est partagé par les jeunes de notre âge », affirme Anne Émond, qui a l’âge de Clara.

« Mais, il y a pire, ajoute-t-elle. Ne pas se poser de question et accepter de se fondre dans le moule de la société de consommation actuelle n’est pas plus louable, à mon avis, que le nihilisme de mes personnages. »

L’espoir est permis. Il vient du changement qui s’opère en eux au cours de l’intense introspection à laquelle ils se livrent jusqu’au petit matin. Changer pour ne pas mourir, résume la cinéaste.

La sensibilité de son écriture révèle chez la scénariste inspirée un sens de l’observation hors du commun. Facile d’approche, des spectateurs de la génération de ses parents viennent spontanément lui parler lorsqu’elle assiste à la présentation de son film. Rien de nouveau pour les baby boomers qui ont connu le LSD, les communes, la libération sexuelle. À la différence que, « nous, on brisait des interdits, lui disent-ils. Aujourd’hui, vous le vivez comme une fuite : trop de sexe, trop de drogue, trop … »

« La nouvelle donne vient avec la quête d’extrêmes, dit la perspicace scénariste. Où trouver les interdits quand plus rien ne l’est? »

Propos surenchéris par Catherine de Léan. « Nos parents ont vécu dans l’euphorie et l’exploration de la découverte de la libération sexuelle, dit-elle. Pour nous, qui n’avons pas eu à nous battre pour l’obtenir, cette liberté n’a pas le même visage. Il nous faut sans cesse nous le rappeler pour qu’elle ait du sens. »

Des projets à venir? La cinéaste vient de signer un contrat avec les mêmes producteurs. Cette fois, située en Gaspésie, l’histoire portera sur une saga familiale dont l’action se déroulera sur une période de 40 ans. « Laurence et les origines » en est le titre provisoire.

Quant à Catherine de Léan, elle poursuit, jusqu’à Noël, la tournée québécoise de la pièce « Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges ». Un rôle confirmé dans les « Muses orphelines » chez Duceppe en février 2013 la remplit de joie. Des projets en Europe pour l’an prochain sont dans l’air.

Nuit #1 poursuit sa course autour du monde. Récompensé du meilleur film canadien au Festival de Vancouver en octobre dernier, il a reçu une mention dans la catégorie Meilleur premier film au TIFF de Toronto.

Ont suivi Palm Spring aux États-Unis, Göteberg en Suède, Pusan en Corée, sans oublier le Festival du Nouveau Cinéma de Montréal où il a récolté le Prix de l’innovation Daniel Langlois.

En Allemagne, il a reçu le Grand Prix du Jury pour le meilleur film au Festival de Tübingen. Le Festival du film de Pau a attribué à Catherine de Léan le Prix Pyrénée de la meilleure actrice.


Distribué par K-Films Amérique, Nuit # 1 prend l’affiche le 16 décembre 2011.

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