Léon Mugesera : quelques précisions s’imposent

2012/01/09 | Par Robin Philpot

L’auteur est éditeur et auteur de Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali (Les Intouchables).

Quelques précisions s’imposent au sujet de Léon Mugesera que le Canada souhaite renvoyer au Rwanda après près de 20 ans de résidence ici.

D’abord, les seuls juges canadiens – et ils sont quatre : Nadon de la Cour fédérale et Décary, Létourneau et Pelletier de la Cour d’appel fédérale – qui se sont penchés sur le fond de l’affaire, soit le discours prononcé le 22 novembre 1992, ont déclaré non fondées les allégations de crime contre l’humanité.

De plus, les trois juges de la Cour d’appel fédérale ont déclaré non fondées les allégations d’incitation au meurtre et d’incitation au génocide. Ces juges ont expliqué leurs conclusions en détail dans une décision de plus de 100 pages rendue le 8 septembre 2003.

Et la Cour suprême, dira-t-on. En fait, elle ne s’est pas penchée du tout sur le fond de l’appel, se contentant de déclarer que les juges de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale avaient tort de revoir la question de fond en comble.

Essentiellement, la Cour suprême a préféré l’opinion d’un arbitre/fonctionnaire d’Immigration Canada à celle de juges indépendants chevronnés. D’où la décision de renvoyer Léon Mugesera.

Donc, pour le fond de l’affaire, il faut se référer au jugement de la Cour d’appel fédérale. Une lecture édifiante, par ailleurs, qui permet d’éviter des erreurs grossières.

À titre d’exemple, contrairement à ce qu’a affirmé Le Devoir (5 janvier 2012), l’enregistrement du discours de M. Mugesera n’a pas fait surface en 1995. En fait, la transcription du discours a été remise à feue Alison Des Forges en janvier 1993 par « un membre de la communauté diplomatique » à Kigali que Madame Des Forges a refusé d’identifier, ni devant les tribunaux canadiens ni devant le Tribunal pénal international sur le Rwanda. Nous ne savons toujours pas qui était ce diplomate et quel était son intérêt.

Alison Des Forges était alors co-présidente d’une commission d’enquête sur la violation des droits de la personne au Rwanda qui a passé deux semaines au Rwanda en janvier 1993. Et c’est du rapport de cette commission publiée en février 1993 que proviennent toutes les accusations contre Léon Mugesera.

Que dit la Cour d’appel fédérale au sujet de cette commission ? « La Commission internationale d’enquête, selon la décision de la Cour d’appel fédérale, a fondé ses conclusions relatives au discours de M. Mugesera sur des extraits qu'elle a soigneusement choisis et qu'elle a par surcroît manipulés et sur une traduction dont on ignore la source et qui est substantiellement différente de celle retenue pour les fins des présentes procédures. » (para 111).

Et d’ajouter le juge Létourneau dans un commentaire concourant : « Je ne peux cacher mon étonnement face non seulement à cette facilité avec laquelle le texte du discours de M. Mugesera fut altéré à des fins partisanes par la Commission internationale d'enquête, mais surtout face à cette aisance et à cette assurance avec lesquelles les triturations de texte furent par la suite acceptées, avec les conséquences que l'on connaît. » (para. 255)

Donc, la source des allégations contre Léon Mugesera était gravement viciée selon les seuls juges canadiens qui se sont penchés sur le fond de l’affaire, ce qui explique leur décision de ne pas permettre la déportation de Mugesera et de sa famille. Personne n’a contesté cette décision, ni même la Cour suprême du Canada qui ne l’a renversée que sur une question technique.

Que dire du renvoi au Rwanda ? Comment le Canada peut permettre de renvoyer Léon Mugesera au Rwanda, dont le président et homme fort, Paul Kagame, a mis l’Afrique des grands lacs à feu et à sang depuis l’invasion du Rwanda à partir de l’Ouganda le 1er octobre 1990 ?

Au pouvoir depuis juillet 1994, ce régime a tué ou incarcéré toute opposition. Même des prêtres québécois qui en savaient trop, Claude Simard et Guy Pinard, ont été tués par le régime le 18 octobre 1994 et le 2 février 1997 respectivement. Que les pays occidentaux cherchent à s’en laver les mains, c’est une chose, mais pour la justice et le respect de la vie humaine, il faut repasser.

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