La géopolitique canadienne plombe l’économie québécoise

2012/01/26 | Par Pierre Dubuc

« Comment pouvez-vous comprendre l’économie, si vous ne vous intéressez pas à la géopolitique », déclarait l’économiste Nouriel Roubini dans une récente entrevue au Globe and Mail. M. Roubini est célèbre pour avoir prédit, deux ans avant qu’elle n’éclate, l’implosion de la bulle immobilière aux États-Unis.

Bien entendu, nous le réalisons quand il s’agit des grands enjeux mondiaux. Par exemple, nous comprenons que la fermeture du détroit d’Ormuz, par suite d’une confrontation entre les États-Unis et l’Iran, aurait un impact sur le cours du pétrole et, par ricochet, sur l’économie mondiale.

Mentionnons, au passage, que la situation politique explosive dans cette région du monde rend caduques les menaces de Rio Tinto Alcan d’abandonner ses installations au Québec, parce que d’autres alumineries ouvrent leurs portes dans les émirats, en Russie et en Chine. L’aluminium est un produit hautement stratégique. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont envahi le Groenland spécifiquement pour assurer l’approvisionnement de l’Alcan au Saguenay en alumine.

La relation entre l’économie et la géopolitique peut également s’inscrire dans un cadre géographique plus restreint. Par exemple, la diminution de l’importance politique du Québec par suite des modifications à la carte électorale fédérale explique qu’on ait « oublié » le chantier naval de la Davie à Lévis lors de l’octroi du méga-contrat de 37 milliards de dollars pour la construction de navires.

La proposition du gouvernement Harper sur le financement des soins de santé est un autre exemple éloquent des conséquences de la diminution du poids démographique et politique du Québec dans l’ensemble canadien. Le gouvernement a décidé d’éliminer les mécanismes qui octroyaient aux provinces les moins riches un traitement « comparable » à celui des provinces les plus riches.

Dorénavant, les transferts fédéraux s’effectueront selon une formule de financement per capita. Cela avantage les provinces de l’Ouest dont la population est en forte croissance et plus jeune. Une population plus âgée, comme celle du Québec, recourt plus souvent aux organismes qui prodiguent des soins de santé et représente donc un fardeau fiscal plus important à ce chapitre.

Pas étonnant que la première ministre de l’Alberta ait félicité le fédéral pour sa nouvelle approche, alors que Jean Charest l’a dénoncée en déclarant : « Il y a deux réalités au Canada. Il y a les économies du pétrole, du gaz et de la potasse et les autres. »

Le déplacement du centre de gravité de l’économie canadienne vers l’ouest entraîne un plus grand intérêt du Canada pour les économies émergentes de la zone Pacifique. Le premier ministre Stephen Harper, qui a longtemps boudé la Chine, a finalement compris cette donnée fondamentale, comme en témoigne le nouveau voyage qu’il y effectue ce mois-ci.

Le premier ministre a également décidé de la participation du Canada aux négociations de la zone de libre-échange du Pacifique dont une des conditions d’entrée est, pour des pays comme la Nouvelle-Zélande, l’abandon par le Canada des programmes de gestion de l’offre dans l’agriculture, ce qui serait un désastre pour l’agriculture québécoise, dont la gestion de l’offre de la volaille et des produits laitiers constitue la colonne vertébrale.

Le boom économique de l’Ouest a aussi pour effet de doper le dollar canadien avec les conséquences que l’on connaît sur l’industrie manufacturière québécoise. Lorsque le dollar avoisinait les 65 ou 70 cents américains, il y a à peine une dizaine d’années, il permettait, entre autres, de contrer les avantages fiscaux que pouvaient offrir certains États américains. Ce n’est plus le cas, comme on le voit avec le déménagement prévu d’Électrolux de l’Assomption vers Memphis, et la perte de 1300 emplois ou encore Mabe à Montréal, avec la perte de 700 emplois.

La surévaluation du dollar, conséquence de l’exportation du pétrole de l’ouest, ne reflète pas l’état de l’économie du Québec. Ses industries sont donc doublement pénalisées par la hausse du prix du pétrole, qui, en plus de gonfler la valeur de la monnaie, augmente la facture énergétique, rendant nos produits moins concurrentiels sur le marché américain, leur principal marché d’exportation.

On aurait pu s’attendre à ce que cette situation remette à l’ordre du jour, dans le camp indépendantiste, la question d’une monnaie québécoise. Mais non! Curieusement, le sujet a plutôt été abordé par le journaliste Jeffrey Simpson, dans une de ses chroniques du Globe and Mail, par le biais de la crise de la zone euro.

Le journaliste en tirait la leçon suivante. Selon lui, en montrant les failles d’une monnaie unique sans institutions économiques communes, la crise de l’euro invalidait l’approche des souverainistes québécois qui veulent conserver le dollar canadien après l’accession à l’indépendance. Il en faisait un argument-massue contre l’indépendance du Québec.

Mais l’argument peut et doit être retourné contre Jeffrey Simpson et les fédéralistes par une reconsidération de la pertinence d’un dollar québécois. Cette idée, soutenue jadis par Jacques Parizeau, a été abandonnée par souci d’éviter des turbulences pendant la période de transition de l’accession à l’indépendance.

C’est un argument tout à fait défendable. Mais un Québec indépendant ne serait pas justifié de se priver pendant longtemps d’un instrument économique aussi important que la politique monétaire. L’approfondissement de la crise économique et la fracture de l’économie canadienne entre le Québec et le reste du pays va inévitablement remettre la question d’une monnaie québécoise à l’ordre du jour.

Après tout, si des pays européens envisagent le retour à leur monnaie d’origine et font des préparatifs pour cette éventualité et si les pays ayant conservé leur monnaie – comme la Norvège – sont en meilleure situation économique, il serait tout à fait normal que, dès maintenant, les indépendantistes québécois étudient sérieusement la question et préparent des scénarios en ce sens. C’est à quoi on serait en droit de s’attendre d’un leadership souverainiste sérieux.

De façon plus générale, il faut sortir le débat sur l’indépendance du Québec du cadre purement provincialiste dans lequel il est enfermé depuis plusieurs années. Les quelques exemples soulevés dans cet article le prouvent amplement. Et nous n’avons pas abordé l’ensemble de la politique étrangère du Canada, particulièrement son volet militaire.

Il est beau et bien de proclamer que nous voulons participer au concert des nations. Mais la phrase est vide et creuse si nous n’examinons pas, sous toutes ses facettes, la relation entre nos politiques sociales, économiques et environnementales et le contexte géopolitique plus global, comme nous y invite Nouriel Roubini.

C’est d’ailleurs dans cette perspective que nous avons publié récemment Le Québec et la nouvelle donne internationale.

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