Power Corp. et la Caisse dans le même carré de sable… bitumineux

2012/02/10 | Par Robin Philpot

Robin Philpot est l’auteur de Derrière l’État Desmarais : Power (Les Intouchables)

La promiscuité de Michael Sabia, président de la Caisse de dépôt, et de Jean Charest avec la famille Desmarais de Power Corporation a heureusement soulevé tout un débat. On s’indigne de cet évident conflit d’intérêts où l’homme chargé de gérer notre bas de laine accepte des cadeaux de puissants intérêts privés et, par conséquent, leur devient redevable. Pour saisir la gravité de ce conflit, toutefois, il faut pousser l’analyse plus loin.

Soyons clairs : ce sont les Desmarais et Power Corporation qui ont besoin de la Caisse de dépôt et des millions de dollars qu’elle gère. Pas le contraire !

Depuis que Power a abandonné le Québec en 1989 pour des pâtures plus vertes, c’est entre autres sur l’industrie pétrolière et gazière qu’elle compte pour un pourcentage important de ses profits.

L’entreprise de prédilection est Total, 4e pétrolière au monde, que Power contrôle par le truchement du Groupe Bruxelles Lambert. Or Total figures parmi ces grandes pétrolières qui sont engagées actuellement dans une lutte à finir pour exploiter et exporter le pétrole provenant des sables bitumineux de l’Alberta.

Une lutte à finir ? Oui, parce que l’opposition à cette industrie est très vive, au Canada comme aux Etats-Unis ; parce qu’il s’agit d’une industrie terriblement polluante qui contribue au réchauffement planétaire; et finalement parce que l’exploitation des sables bitumineux ainsi que l’exportation du pétrole qui en découle nécessitent des investissements énormes, de sorte qu’un sérieux doute persiste quant à sa rentabilité à long terme.

C’est là qu’un grand investisseur institutionnel de l’envergure de la Caisse de dépôt devient extrêmement utile. Les intérêts des Desmarais et des autres prennent de la valeur dans la mesure où ils peuvent livrer d’énormes investissements à l’industrie pétrolière canadienne, une industrie qui marche à l’unisson avec le gouvernement de Stephen Harper et que celui-ci a identifiée récemment comme LA priorité de l’économie canadienne.

Qu’en est-il donc de la Caisse de dépôt. À en juger par l’augmentation récente de ses investissements dans l’industrie pétrolière albertaine, on pourrait penser que c’est Stephen Harper même qui décide – si ce n’est pas la famille Desmarais.

En effet, de tout son portefeuille de placements dans des sociétés ouvertes, ce sont les actions de Suncor qui représentent le plus gros investissement dans une seule entreprise (derniers chiffres disponibles), soit 704 millions $. Ce n’est pas moins de cinq fois plus qu’en 2007 et dix fois plus qu’en 2003.

Même scénario pour les autres entreprises pétrolières albertaines : MEG Energy, 221 millions$ en 2010 contre 0 en 2007 ; Nexen Inc., 196 millions$ en 2010, contre 68 millions$ en 2007 ; Canadian Natural Resources Inc., 564 millions$ en 2010, contre 410 millions$ en 2007 et 88 millions en 2003 ; Enbridge, 578 millions$, contre 29 millions$ en 2007. Et ça continue avec, Cenovus, Talisman, Royal Dutch Shell, Progress Energy et bien sûr Total S.A.

En somme, sous la direction de Michael Sabia, la Caisse a doublé, triplé ou quadruplé ses placements dans les entreprises qui exploitent les sables bitumineux. Mais il y plus. La Caisse de dépôt investit tout particulièrement dans les entreprises bailleurs de fonds du projet d’oléoduc Northern Gateway de l’Alberta à Kitimat en Colombie-Britannique.

Sans cet oléoduc controversé par lequel transiterait le pétrole brut avant d’être exporté vers l’Asie, l’exploitation des sables bitumineux pourrait connaître une fin abrupte. Le maître d’œuvre de ce projet est Enbridge tandis que les bailleurs de fond sont Total S.A., Suncor, Nexen et Cenofus, tous devenus des chouchous de la Caisse de dépôt sous Michael Sabia.

En s’alliant si étroitement à l’industrie pétrolière albertaine, la Caisse de dépôt sert à merveille les intérêts des Desmarais et des pétrolières albertaines, mais elle dessert gravement les intérêts du Québec.

Premier danger, le rendement. Il n’y a rien qui garantit que les sables bitumineux seront rentables à moyen et à long terme. Déjà, les pétrolières s’arrachent les cheveux en voyant la valse hésitation des Etats-Unis dans le projet d’oléoduc Keystone, ce qui fait baisser la valeur du pétrole.

Aussi, en 2005, la grande Jane Jacobs avait confié que, selon elle, les sables bitumineux allaient heurter un mur. « La loi des rendements décroissants travaillent contre cette industrie, » disait-elle. Bref, l’énorme coût de production fait en sorte que, tôt ou tard, il serait plus intéressant d’investir dans d’autres sources d’énergie pour obtenir un rendement semblable.

Deuxième danger. En livrant d’énormes montants d’argent à l’industrie pétrolière, la Caisse contribue à doper le dollar canadien, ce qui entraine une baisse des exportations du Québec, d’importantes pertes d’emploi et la fermeture d’usines (ex., Mabe, Electrolux). Tant que la valeur du dollar canadien dépend du pétrole, le Québec perdra sur toute la ligne.

Troisième danger, et non la moindre. Le Canada s’est retiré du traité de Kyoto à cause de l’industrie pétrolière du Canada et, en particulier, des sables bitumineux. Si d’autres pays décident que des pénalités doivent être appliquées aux exportations du Canada parce qu’en refusant de respecter Kyoto, il donne un avantage discriminatoire à ses propres industries – l’OMC reconnaît ce droit depuis 2009 – le Québec risque d’en faire les frais. Ses exportations seront frappées de nouveau, ce qui entrainera autant de pertes d’emploi et d’autres fermetures.

Les Desmarais ne font jamais rien pour rien. L’histoire démontre qu’ils travaillent sur le long terme. Aussi, le séjour familial chez les Desmarais à Sagard n’est jamais innocent. Seuls les « innocents » le croiraient.

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