Les Gagnants et les Grands Perdants de la Retraite

2012/02/27 | Par Marc Laviolette et Pierre Dubuc

Les auteurs sont respectivement président et secrétaire du SPQ Libre

Depuis Davos, le premier ministre Harper a donné une nouvelle impulsion à un débat déjà en cours sur les régimes de retraite, en laissant planer la possibilité d’un report de l’âge de la retraite de 65 à 67 ans.

La remise en question des programmes existants est rendue inévitable par suite de l’augmentation de l’espérance de vie – 10 années de vie supplémentaire depuis les années 1960 –, la chute du taux de natalité et, par voie de conséquence, le rétrécissement de la base de travailleurs actifs pour le nombre de retraités. Le ratio est actuellement de 4,9 travailleurs par retraité; en 2031, il sera de 2,5 travailleurs par retraité de 65 ans et plus.

À la nécessité d’assurer un revenu décent aux retraités pendant une plus longue période de temps, s’ajoutent l’augmentation du coût des soins de santé et de la prise en charge des personnes dépendantes. Cela constitue un énorme défi pour la société auquel les progressistes doivent apporter des solutions dans une perspective social-démocrate.


Portrait de la situation

D’abord, quelques rappels. Le système québécois de sécurité du revenu à la retraite repose sur trois piliers, dont un est insuffisant et les deux autres vacillants.

Le premier pilier est constitué des revenus provenant des programmes publics, soit le programme fédéral de sécurité de la vieillesse (Pension universelle et Supplément de revenu garanti), et le Régime des rentes du Québec (RRQ).

Les deux ne remplacent que 40% du revenu avant retraite si celui-ci est d’environ 40 000 $. Et cela n’est vrai que pour ceux qui cotisent au maximum. De plus, il faut souligner que le RRQ n’est pas un programme universel. Pas de cotisations, pas de rentes.

Au Québec, 45% des personnes de 65 ans et plus reçoivent le Supplément de revenu garanti, ce qui ne tient pas compte de ceux qui y ont droit, mais n’en ont pas fait la demande, soit environ 40 000 aînés, selon la FADOQ.

Les régimes complémentaires de retraite forment le deuxième pilier. À peine un travailleur sur deux, secteurs public et privé combinés, cotise à un tel régime au Québec. Dans le secteur public (18% de la main-d’œuvre totale au Québec), la très grande majorité bénéficie d’un régime à prestations déterminées. Dans l’ensemble du secteur privé, 31% cotisent à un régime de retraite complémentaire (14% à un régime à prestations déterminées; 4% à un régime à cotisations déterminées; 13% à des REER collectifs et autres régimes).

Cependant, dans le secteur privé, elle est bien loin l’époque où les employeurs prenaient prétexte de l’importance des gains boursiers pour prendre des congés de cotisations. Entre 2000 et 2008, les rendements le permettaient. Mais, depuis, la situation a drastiquement changé. Aujourd’hui, les employeurs s’emploient à transformer les régimes à prestations déterminées en régimes à cotisations déterminées, faisant porter par les travailleurs tous les risques liés aux fluctuations des marchés financiers.

Le troisième pilier, ce sont les régimes enregistrés d’épargne retraite (REER). Ce véhicule profite d’abord aux mieux nantis. En 2007, seulement un Canadien sur quatre a cotisé à un REER et la cotisation médiane de cette minorité d’individus était de 2 780 $, alors que le montant maximal autorisé était en 2011 de 22 450 $. Pas étonnant, lorsqu’on considère que 66% des contribuables gagnent moins de 40 000 $ par année et que le taux d’endettement est de près de 150% pour l’ensemble des ménages.


À cela s’ajoute le fait que la faiblesse des rendements boursiers remet en question la planification fiscale des cotisants, car le grand défaut de ce programme est qu’on ne sait pas jusqu’à quel âge on va vivre!


Les solutions proposées

Le mouvement syndical propose différentes avenues de solutions, formulées dans une triple revendication.

Premièrement, doubler, graduellement, les rentes au RRQ, en prévoyant le rehaussement du maximum des gains admissibles (MGA). Une augmentation de la cotisation en assurerait le financement.

Deuxièmement, majoration immédiate du Supplément de revenu garanti d’au moins 15%, avec inscription automatique des ayant-droits

Troisièmement, différentes mesures pour assurer la viabilité des régimes à prestations déterminées. Parmi celles-ci, il y a la nécessité que les fonds de retraite soient les créanciers prioritaires dans les cas de faillite et d’étaler sur une plus longue période les paiements des déficits actuariels.

Avant de commenter différents aspects de cette approche, il est important de réaliser l’impact du vieillissement de la population sur deux autres domaines qui y sont reliés, soit les soins de santé et la prise en charge des personnes dépendantes.


Les soins de santé

L’augmentation du budget de la santé accompagne le vieillissement de la population. Et, comme nous y invitait récemment l’éditorialiste Jean-Robert Sansfaçon du Devoir, nous devons considérer comme inévitable la hausse de la facture des soins de santé.

Citant un ouvrage du Prix Nobel d’économie Robert W. Fogel et une étude de l’économiste Gérard Bélanger, publiée dans Optimum Online, il soulignait que la santé ne peut être comparée à d’autres activités économiques, comme l’agriculture ou la fabrication de biens qui profitent de gains de productivité.

« Au contraire, écrivait-il, plus on comprend la maladie, plus on découvre de nouveaux traitements et plus la part de nos revenus consacrée à notre santé s’accroît ». (Le Devoir, 18 janvier 2012). Et nous ajouterions : il est bien qu’il en soit ainsi ! Après tout, y a-t-il un investissement plus important que celui qui prolonge notre durée de vie ! Les gouvernements devront donc revoir leurs choix budgétaires. Les budgets militaires ou la santé?


Prise en charge des personnes dépendantes

Dans le modèle traditionnel, les personnes âgées étaient prises en charge par leurs enfants. Mais la situation a changé. Plus souvent qu’autrement, ce sont les personnes âgées qui apportent un soutien à leurs enfants (garde des tout-petits, transfert d’argent, etc.).

L’État occupe une place plus importante dans la prise en charge des aînés et, à différents égards, il est bien, là aussi, qu’il en soit ainsi. Aujourd’hui, les deux membres d’un couple sont sur le marché du travail et, si la responsabilité leur incombait de s’occuper d’un parent âgé, un des deux, habituellement la femme, devrait quitter son emploi. Cela aurait pour conséquence de réduire le revenu familial, le revenu individuel de la femme au cours de sa vie, en plus d'être contre-productif socialement avec une perte de contribution à la production nationale et aux rentrées fiscales.

Sans compter que de nombreuses études européennes ont démontré que les relations parents-enfants sont meilleures et plus fréquentes lorsque les enfants n’ont pas besoin de consacrer de longues heures à leurs parents, l’État se chargeant de leur prise en charge. Le fait de dépendre de sa famille conduit les liens familiaux à se distendre.

C’est également une question de justice intergénérationnelle. Qui veut devoir assumer la charge de ses parents, si ceux-ci vivent jusqu’à 95 ans !


Justice intragénérationnelle

Il y a plusieurs volets au débat sur la retraite. Un premier est d’assurer une retraite « à l’abri des soucis », comme le proclame le slogan de la campagne de la FTQ, en bonifiant les régimes publics et consolidant les régimes privés. Il faut aussi maintenir et élargir l’accessibilité aux soins de santé et mettre en place des programmes publics de prise en charge de la dépendance (soins à domicile, etc.).

Mais il y a d’autres aspects dont on parle beaucoup moins au Québec, mais qui ont fait l’objet d’une vaste réflexion en Europe dans une perspective social-démocrate. Dans un livre intitulé Trois leçons sur l’État-providence, le sociologue Gosta Esping-Andersen en fait une magistrale synthèse. Nous résumons ici ses principales conclusions concernant la retraite.

Dans le débat sur les retraites, on parle beaucoup de justice intergénérationnel, et il est vrai qu’il faut répartir équitablement le coût du vieillissement entre les jeunes et vieux. Mais on évacue trop facilement la question de la justice intragénérationnelle qui, du point de vue entre « gagnants » et « perdants », l’emporte sur les différences entre générations.

Un premier facteur est l’inégalité croissante des revenus dans notre société. Inégalité accentuée par le fait que les hommes et les femmes à hauts revenus ont tendance à se marier entre eux, tout comme c’est le cas des plus pauvres. Cette inégalité aura un impact majeur sur les revenus des retraités.

D’autres éléments entrent également en ligne de compte.

Que les régimes soient privés ou publics, les études démontrent que la facture totale sera sensiblement la même, quoique la solution du privé est plus coûteuse, à cause d’une multiplication des organismes de gestion et du prélèvement d’un profit.

Cependant, l’importance relative des régimes de retraites privées ou publics dans l’ensemble du tableau est un facteur potentiel de plus grande justice ou d’injustice. Par exemple, les plans privés, comme les REER, profitent aux plus riches et présentent de gros risques pour les gens à revenus moyens, vu l’impossibilité de connaître l’âge du décès.

L’accessibilité aux soins de santé et aux organismes de prise en charge sera également source de plus ou moins d’iniquités selon la place relative qu’occuperont le public et le privé. Des soins de santé privés et des places dans des établissements spécialisés privés sont inaccessibles à la majorité des familles.


Cotisations sociales

Le financement des différents piliers du régime de retraite peut aussi être source d’injustices intragénérationnelles. Les cotisations sociales pour financer les régimes publics sont prélevées sur les salaires. Ce prélèvement à taux fixe, soumis à un plafonnement, est un prélèvement régressif. Il n’y a ni exemption ni réduction en fonction de la taille de la famille. Les gains en capitaux et les successions ne sont pas mis à contribution pour financer les retraites.

De plus, seuls les riches profitent véritablement des plans de retraite privées, largement subventionnés par l’État via les déductions fiscales. Une telle mesure fiscale est fortement régressive. On le voit avec le plafond des REER qui est fixé à 22 450 $ et les CELI.


Travailler plus longtemps

Le report de l’âge de la retraite est actuellement au centre du débat. Au Canada, des rapports démontrent que le régime public est viable en maintenant l’âge de la retraite à 65 ans. Cependant, en Europe, le report de l’âge de la retraite semble faire consensus, parmi tous ceux qui se sont penchés sur la question, comme étant la mesure la plus efficace pour faire face au vieillissement de la population.

Plusieurs pays (Danemark, France, Allemagne, Pays-Bas, Espagne) ont décidé de faire passer l’âge de la retraite de 65 à 67 ans. D’autres (Irlande, Royaume-Uni), de 65 à 68 ans. Toutefois, la période d’implantation est étalée dans le temps. Elle va, selon les pays, de 3 ans (Danemark) à 21 ans (Royaume-Uni)! Et les dates d’entrée vigueur varient également, de 2012 à 2024!

Malgré la forte opposition à un tel report de l’âge de la retraite présentement au Canada, il est possible qu’on n’y échappe pas. Après tout, le gouvernement Harper est majoritaire. D’autre part, il serait étonnant que la question ne soit pas soulevée en rapport avec le RRQ. Jusqu’ici, à notre connaissance, on a surtout parlé de renflouer la caisse par une augmentation des cotisations. Examinons donc différents aspects du report de l’âge de la retraite.

Une telle mesure peut aussi être source d’iniquité intragénérationnelle, car la mort n’est pas « démocratique ». Les riches vivent plus longtemps que les pauvres – l’espérance de vie d’un homme résidant dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve est de onze ans inférieure à celle d’un résident de Westmount – ce qui occasionne d’immenses inégalités entre retraités d’une même génération.

C’est ainsi qu’une année supplémentaire de retraite représente un gain proportionnellement plus élevé pour quelqu’un dont l’espérance de vie est de 7 ans que pour quelqu’un dont elle est de 18 ans, tout comme une année supplémentaire de travail représente une perte proportionnellement plus grande pour ceux dont l’espérance de vie est courte.

De plus, les plus riches vont profiter plus longtemps des soins de santé et des services de prise en charge. D’ailleurs, les récents progrès de la longévité ont profité aux plus riches de manière disproportionnée, renforçant cette corrélation.

Autre considération : avec la prolongation de la durée du travail, il va sans doute falloir revoir le principe de l’ancienneté, afin d’éviter que les actifs âgés soient licenciés parce qu’ils deviennent trop chers.


Un nouveau modèle

Bien que, de toute évidence, les régimes publics soient source d’une plus grande justice sociale, c’est l’ensemble de la structure des régimes de retraite qui doit être revu. Le modèle unique de retraite n’est plus adapté. Le concept d’« universalité », caractéristique d’un parcours de vie très standardisé, ne tient plus la route, selon Gosta Esping-Andersen.

Différentes avenues sont possibles.

Par exemple, dans certains pays européens, on tient compte de la « pénibilité » du travail. Les ouvriers qui accomplissent des tâches physiques pénibles sont éligibles à la retraite avant les autres.

D’autres solutions, non exclusives les unes des autres, sont évoquées dans Trois leçons sur l’État-providence.

Ainsi, le financement par les cotisations sociales doit être revu, parce qu’il repose sur une assiette fiscale relativement étroite et régressive. De plus, il a des effets néfastes sur l’emploi. Par souci d’équité, il faudra aussi rendre moins régressive les économies fiscales pour les retraites privées.

Une solution serait d’assurer à tous un minimum de retraite financé par l’impôt ce qui aurait pour avantage de diversifier la base financière des dépenses de retraite.

Toujours pour résoudre le problème du financement, il serait nécessaire que les plus hauts revenus travaillent plus longtemps. Cependant, ce sont eux qui prennent leur retraite le plus tôt, parce que leurs hauts revenus leur permettent d’accumuler une épargne retraite privée si importante que le report de l’âge de la retraite des régimes publics ne les affecte pas.

Ce sont également eux qui coûteront le plus cher, parce que leur espérance de vie est beaucoup plus élevée. Ils consommeront donc une part plus importante du budget que le pays consacre aux retraites, aux soins de santé et aux services de prise en charge.

Aussi, si les riches deviennent les principaux consommateurs de ces coûteuses prestations, une solution consisterait à introduire une imposition progressive en fonction de l’espérance de vie, tout comme c’est le cas pour l’assurance-vie.

Une autre avenue serait de faire dépendre l’âge du départ à la retraite du revenu que chacun a perçu au cours de sa vie, ce qui permettrait d’économiser à l’État des dépenses de retraite tout en augmentant les recettes fiscales.

Enfin, de façon plus générale, pour assurer les futures retraites, il faut une politique de plein emploi et celle-ci ne peut être atteinte que grâce à la présence des femmes sur le marché du travail.

On ne peut y arriver qu’avec le développement de services publics aux deux extrémités de la vie, soit des services de garde pour les enfants, et des services de prise en charge pour les aînés.

C’est, entre autres, par des mesures sociales à ces deux pôles que passe, aujourd’hui, le renouvellement de la social-démocratie.

Gosta Esping-Andersen, Avec Bruno Palier. Trois leçons sur l’État-providence. La république des idées, Seuil, 2008

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