Les clefs politiques du film iranien Une séparation

2012/03/15 | Par Pierre Jasmin

Le film du cinéaste iranien Asghar Farhadi Une séparation mérite amplement ses prix cumulés du meilleur film étranger aux Oscar, aux César et aux Golden Globe 2012.

Ceci dit sans porter ombrage au très beau Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau, sept fois récompensé aux prix Jutra et six fois aux prix Génie, avec l’excellent scénario d’Évelyne de la Chenelière.

Mais il faut saluer bien bas le scénario extraordinaire du film iranien, qui réussit pourtant à n’épouser que l’ordinaire de la vie. Combien captivante, la perception relative de la vérité chez chacun des protagonistes, en particulier chez la jeune fille de onze ans, qui devra, devant le juge, altérer sa pure version de la vérité et vieillir ainsi prématurément.

Hourshid et Mehrshid Afrakteh, deux étudiantes iraniennes au niveau doctorat à l’UQAM, m’ont alerté sur le symbolisme chargé de cette « séparation », qui représente dans le tragique écartèlement de ses personnages la société iranienne d’aujourd’hui. En voici ma compréhension.

Le grand-père Alzheimer, c’est la tradition, celle qu’on a oubliée, l’époque du premier ministre Mossadegh que la CIA a évincé parce qu’il ne voulait pas donner le pétrole de son pays aux Américains. Et cette vieille option politique d’une démocratie qui fonctionnait avec l’ancien ministre de la culture père du prix Nobel de la Paix Shirin Ebadi, semble hélas complètement évacuée par l’actualité conflictuelle d’aujourd’hui, irrelevant comme ce vieillard incontinent qui lit et relit le journal qu’il ne comprend plus, personne centrale au film.

Simine, l’épouse, demande le divorce, car son mari refuse de la suivre dans son choix d’émigrer qui seul, selon elle, lui permettra de s’épanouir en tant que femme, loin des contraintes de la société iranienne : elle représente la modernité rationnelle, parfois trop tranchante ou catégorique de l’Occident qui ne s’embarrasse pas de sentimentalité, même lorsqu’il s’agit de la souffrance de sa propre fille.

Le mari de Simine, marionnette de la société actuelle iranienne, cherche à tout concilier, le respect de la tradition et de son père, l’égalité de sa femme qu’il ne nie jamais, le futur de sa fille qu’il souhaite le meilleur possible, mais il échoue par son obéissance atavique aux codes d’honneur mâles qui l’incitent à refuser tout accommodement, tout compromis et ne laissent aucun choix à sa femme quant à la rupture du mariage.

La jeune fille Termeh, c’est le présent de l’Iran, confronté à tant de choix déchirants.

La femme de ménage, c’est la religion, qui lui dicte chaque comportement et qui l’entraîne dans un terrible cul de sac émotionnel, où on lui dit qu’elle trahit son mari chômeur, elle qui veut l’aider sans le lui dire pour ménager sa susceptibilité mâle de chef de famille.

Ce chômeur, n’est-ce pas le gouvernement religieux autoritaire, violent et ignare des ayatollahs?

Chacun des personnages du film, malgré ses doutes, est attachant parce qu’il croit à sa vérité, qu’il défend en modifiant quelque peu à son corps défendant la réalité, au gré de ses intérêts.

Chaque problème illustre la société de l'Iran d'aujourd’hui qui vit dans le mensonge permanent: la jeunesse (Termeh) a du mal à choisir entre la modernité (sa mère), la société (son père) et la tradition (le grand-père).

Alors que de l’autre côté, la religion (la femme de ménage) a perdu son avenir, son enfant, symbole de l’invalidité et de l’infertilité de la religion sur les simples plans humains. D’ailleurs le mari, religieux et pratiquant, adopte un comportement délinquant et autodestructeur, même s’il est issu d’une révolution des ayatollahs qui cherchait à favoriser l’égalité de tous, loin des classes de l’époque honnie du Shah imposé par la CIA. Ce couple qui défend la religion avec ses valeurs les plus traditionnelles, en est pourtant la première victime.

Mais une fois cela admis, on est comme Termeh, dans le doute, comme les Iraniens eux-mêmes, déchirés entre les valeurs plus traditionnelles et la modernité telle qu’ils la perçoivent de l’Occident.

Les juges et l’institutrice, serait-ce le gouvernement débordé qui tente de résoudre les problèmes avec des paramètres imposés qui font plus de mal que de bien? Ils naviguent mus par une louable recherche de la vérité avec une certaine humanité d’une part, mais coincés par de rigides lois rétrogrades d’autre part : ce sera bientôt le lot de nos juges qui seront eux aussi coincés par la loi C-10 où Harper veut imposer des peines minimales absurdes et contraignantes.

Enfin, la petite fille qui ouvre grand ses yeux souffrants, est-elle l’avenir de l’Iran?

Et ce symbolisme iranien, pas très éloigné de nous comme on vient de le constater, s’applique bien à la société israélienne d’aujourd’hui : les kibboutzim Alzheimer, les fanatiques colons violents d’extrême-droite et le gouvernement qui abusent de leur pouvoir, les immigrés russes qui suivent les préceptes religieux aveuglément.

Signe terriblement émouvant de paix comme de guerre possible, cette parenté sociologique israélo-iranienne explique l’étonnant succès récolté par le film en Israël, où tout produit iranien n’avait pourtant aucune chance d’être accueilli favorablement dans le contexte actuel de vive tension nucléaire entre Ahmadinejab et Netanyahou.

Film pessimiste, alors? En posant des questions aussi riches, Farhadi trace plutôt un chemin exemplaire pour tout artiste pour la paix!

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