De Saint-Malo à Bamako : une histoire qui vaut le détour

2012/04/06 | Par Ginette Leroux

« De nouveau, je m’en vais en Afrique. J’y suis allée pour la première fois à l’âge de 22 ans et mon voyage avait tout de la fuite. J’ai atterri par hasard sur le continent africain. On aurait pu m’envoyer n’importe où ailleurs. Mais voilà, l’Afrique, ce n’est pas n’importe où. Depuis, j’y suis allée à plusieurs reprises. Chaque fois que j’en reviens, je recherche une occasion d’y retourner », déclare Catherine Hébert en ouverture de son nouveau film « Carnet d’un grand détour ».

Cette année-là, Catherine a perdu sa mère et ses repères. Ce beau document cinématographique rend un hommage émouvant à celle « qui n’a pas eu le temps de voyager. » Si la dédicace est touchante, la suite l’est tout autant.

D’une voix limpide, douce et pénétrante, la jeune cinéaste raconte un voyage inhabituel. Un homme, un âne, une cinéaste partent à pied sur les routes, à la découverte de leurs semblables. De Saint-Malo à Bamako, sur une distance de 5000 km, à raison de 20 km par jour, la Québécoise Catherine Hébert et le Français Marc Roger, lecteur public de son état, entreprennent ensemble ce voyage pédestre avec pour seuls bagages des sacoches bourrées de livres chargées sur le dos de Babel. La traversée durera huit mois.

« Une méridienne imaginaire, comme se plaît à le dire Marc, qui relie la naissance et la mort et en sens inverse », raconte Catherine Hébert. De ses parents enterrés dans la ville française de départ jusqu’à son lieu de naissance Bamako se confondent sa mémoire et ses racines.

La préparation de ce projet « fou » a demandé quatre ans de recherche. L’itinéraire complexe, le choix de l’âne comme bibliothèque ambulante, le déplacement à pied étaient autant d’obstacles à surmonter. Le but premier de Marc Roger était d’aller à la rencontre de son public, les enfants dans les écoles ou encore sur la place publique. « Moi, quand je traverse un pays, j’essaie de lire la littérature des auteurs de ce pays. Quand on en a un petit aperçu, on peut accompagner les gens dans la découverte », raconte celui qui a songé à réinventer l’homme-livre, un métier millénaire à caractère social, dans le but de transmettre sa passion pour la littérature.

L’itinéraire a dû être adapté selon les circonstances. D’abord, il fallait traverser la France et l’Espagne. Ensuite emprunter le détroit de Gibraltar pour rejoindre le Maroc. Par mesure de sécurité, étant donné la multiplication, à l’époque, des enlèvements dans ce pays, ils ont dû se résoudre à survoler la Mauritanie et reprendre la route à Dakar avant de rejoindre la destination ultime, Bamako.

Au détour de cette enfilade de lieux, imitant ses singuliers compagnons de route, la jeune femme à l’affût, caméra à l’épaule, a profité de ces rencontres fortuites pour se mettre à l’écoute des hommes et de leurs histoires, souvent modestes, parfois tragiques.

Une première escale marocaine annonce un village reculé en bordure de mer, bâti serré, où des femmes discutent et des hommes, vêtus de djellabas de tissu brut, longent les murs. Le soleil chauffe. Le gardien du phare accueille, dans son antre, les marcheurs et les invite à prendre le thé. La conversation amène le vieil homme serein, assis sous la photo de Mohammed VI – le roi apprécié du peuple marocain – à parler de sa famille, sa femme, ses dix filles et ses quatre garçons, dont la bonne santé est garantie par le climat marin. Il a appris le monde dans son vieil atlas, usé par le temps. Le feuilleter lui permet de rêver d’un ailleurs dont seuls les étrangers témoignent de l’existence.

À Casablanca, l’image des toits, surplombés d’une forêt d’antennes paraboliques, est saisissante. Un homme parle des années de plomb sous le règne du roi Hassan II. À l’époque, le peuple rêvait d’avoir des ailes pour s’échapper de l’humiliation quotidienne et de la peur. L’air était irrespirable. Pendant ces décennies de répression, à défaut de passeport, les Marocains ont envié les oiseaux du ciel. « Dans la peau d’un moineau, l’homme serait une créature heureuse », écrit l’auteur marocain Mohamed Nedali dans un roman récent « Le bonheur des moineaux » (2009)  où il reprend cette métaphore. Maintenant, ils quittent pour des raisons différentes, reprend l’homme interrogé. À défaut de perspectives favorables, les gens vont chercher ailleurs l’avenir qui leur échappe dans leur propre pays.

D’histoire en histoire, le trio de voyageurs arrive au Sahel. Dans ce territoire, transition entre l’Afrique du Nord et l’Afrique noire, l’accueil dans les villages se fait à l’aveugle, car la noirceur tombe d’un seul coup, sans crépuscule. Au petit matin, Catherine et Marc découvrent avec délice les femmes souriantes qui les ont hébergés pour la nuit. Une des scènes les plus pittoresques du film. La chaleur, cause de brûlures invisibles, de sécheresse et de sol craquelé, ralentit leurs pas. Leur trajectoire croise celle des clandestins qui marchent à contresens « comme tous ceux qui espèrent une autre histoire que la leur ». Ces mêmes clandestins, qu’ils ont vus traverser, au risque de leur vie, sur des bateaux de fortune le détroit de Gibraltar, entre l’Espagne et le Maroc.

À Bamako, deux Libériens, l’espoir rongé par la tristesse et la déception, racontent comment ils ont été roulés par un Camerounais qui, moyennant une forte somme d’argent, avait promis de les faire passer en Amérique. Déportés au Mali, ils se demandaient encore comment ils pourraient retourner dans leur pays natal.

Film personnel, « Carnet d’un grand détour », est aussi un film politique qui met en lumière les grandes blessures des pays africains qui chassent leurs habitants privés d’espoir et d’avenir.

Amoureuse inconditionnelle de l’Afrique, Catherine Hébert a tourné des images d’une grande beauté desquelles se dégagent une sérénité, une lenteur à laquelle il fait bon s’abandonner autant qu’à sa voix chaude et calme. Ce film est un pur délice.

« Je ne sais pas ce que ma mère aurait pensé de mes nombreux départs, elle qui n’a jamais voyagé. Peut-être qu’elle aussi me l’aurait demandé. Je lui aurais dit que, quand je pars en voyage, c’est que j’ai besoin pour un temps de glisser dans une autre direction que celle qui indique la route principale, que j’ai besoin de ces grands détours pour savoir un peu plus chaque fois qui sont ces hommes d’ailleurs », conclut-elle, nous ramenant au point de départ de sa quête personnelle. Des paroles empreintes d’une grande sagesse, à la fois solides et fragiles.

Catherine Hébert est diplômée en journalisme international. Son engouement pour le cinéma documentaire s’est manifesté lors de son premier voyage en Afrique de l’Ouest. « De l’autre côté du pays », son premier film tourné en 2008, a été présenté dans de nombreux festivals et s’est attiré les louanges des critiques. Le présent film a obtenu le Grand Prix de la compétition nationale, section longs métrages, aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal en 2011.

Carnet d’un grand détour, un documentaire de Catherine Hébert, en salle le 6 avril au Cinéma Excentris.

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