Compteurs d’eau à Saint Lambert : du vrai gaspillage !

2012/04/18 | Par Pierre J. Hamel

Pierre J. Hamel, INRS-Urbanisation, Culture et Société 1


L’ordre du jour de la réunion du 16 avril 2012 du conseil municipal de Saint-Lambert proposait, au point 6.1, le vote de l’octroi d’un contrat prévoyant l’achat et l’installation de compteurs d’eau dans les immeubles résidentiels de six logements et plus; mais, à la toute dernière minute,
le maire a retiré ce point : «La réflexion du conseil n'est pas terminée sur la question […]. Des discussions ont toujours cours. […] »2. C’est tant mieux car ces compteurs seraient non seulement coûteux, mais encore pernicieux, inutiles et inéquitables.

Coûteux? La seule et unique proposition, déposée par l’entreprise Bernier Lecomte Inc., prévoyait un montant de 612 489,49 $ (pour 350 compteurs), une somme déjà conséquente à laquelle se seraient ajouter annuellement les frais d’entretien et de réparation des compteurs, sans compter les frais de gestion (relève des compteurs, gestion des factures — envoi, encaissement, relance des retardataires, mesures pour contraindre les mauvais payeurs, etc.). Ce projet aurait donc jeté à l’égout plus de 600 000 $ en pure perte, car les compteurs ne permettraient pas d’atteindre l’objectif affiché, qui est de diminuer la consommation d’eau, alors qu’il existe des moyens d’y parvenir autrement plus efficaces.

Pourtant située sur la même planète, la Ville de Gatineau annonce qu’elle a réussi à diminuer sa consommation d’eau de 28 %, passant de 604 litres par personne par jour en 2006, à 437 litres en 2011 et cela, sans compteur d’eau résidentiel3. La stratégie mise en œuvre :

1) cibler les gros consommateurs en installant des compteurs pour les industries, commerces
et institutions (ICI),
2) détecter et de réparer une partie des fuites du réseau et 3) inciter les citoyens à adopter des comportements un peu plus écoresponsables, comme veiller à ne pas gaspiller l’eau notamment en cessant les arrosages intempestifs, laver sa voiture de façon plus intelligente,installer des équipements plus économes (chasse d’eau de la toilette, lave-vaisselle, lessiveuse, pommeau de douche réglable, etc.), ce qui prend du temps mais qui permet de réaliser des économies d’eau structurelles, qui persistent au fil du temps.

Saint-Lambert a installé des compteurs dans les industries, commerces et institutions; fort bien, même si on ne peut en espérer de grandes économies, puisqu’il n’y a pas énormément d’industries utilisant de grands volumes d’eau — le vendeur de chaussures ou le bureau d’un agent d’immeuble ne constituent pas des cibles particulièrement excitantes pour une stratégie de réduction de la consommation d’eau. En revanche, Saint-Lambert pourrait déjà faire respecter son tout nouveau règlement (qui n’est entré en vigueur qu’au mois d’août 20114) interdisant les systèmes de climatisation et de réfrigération branchés en continu sur l’aqueduc (l’eau fraîche « pompe » la chaleur et repart aussitôt à l’égout) : les économies seraient considérables. Par ailleurs, on pourrait régler certains problèmes connus; notamment le cas de quatre sections de conduites souterraines, qui desservent des culs-de-sac et qui aboutissent donc sur des points morts, qu’il faut régulièrement les purger, ce qui entraînent annuellement des déversements de plusieurs dizaines de milliers de mètres cubes5. La volonté de diminuer les volumes d’eau devrait aussi se traduire par davantage d’investissements pour la détection et la réparation des fuites. Il faudrait également prendre des mesures pertinentes et astucieuses pour amener les citoyens à modifier leurs habitudes de façon durable; à cet égard, les compteurs s’avèrent bêtement inefficaces et singulièrement injustes.

Dans le cas de l’eau consommée par les ménages, les compteurs d’eau sont injustes dans plusieurs sens du terme : ils sont injustes parce qu’inéquitables (selon deux acceptions du mot équité) mais aussi parce que ce n’est pas une idée ou une stratégie « juste », puisqu’elle est particulièrement inappropriée. Ainsi, en plus d’être coûteuse, la tarification volumétrique de l’eau potable, avec des compteurs, est « injuste » au sens

  • de « pas vraiment futée » parce que le compteur d’eau peut susciter des comportements aberrants, comme éviter de se laver les mains fréquemment à grande eau, alors que c’est, de loin, le meilleur moyen de limiter la propagation des maladies infectieuses;

  • de mal adaptée parce que, contrairement aux idées reçues, le compteur d’eau
    individuel ne favorise pas l’économie d’eau6 — Que dire alors d’un compteur collectif pour un ensemble de six logements et plus (!!!) : tout ce qui peut en résulter, ce sont des tensions entre voisins, les uns accusant les autres de trop consommer;

  • d’inéquitable (selon l’équité « verticale », selon laquelle les plus riches devraient payer plus), parce que la facture d’eau pèse alors plus lourdement sur le budget des plus pauvres (qui ne sont certes pas légion à Saint-Lambert);

  • et, finalement, d’inéquitable (selon l’équité « horizontale », selon laquelle les gens ayant les mêmes comportements et recevant les mêmes avantages devraient payer la même chose) parce le prix payé, en fonction du volume d’eau consommée, n’est pas du tout proportionnel aux bénéfices reçus.

Sur ce dernier point, en effet, les compteurs sont notablement injustes parce qu’ils entraînent un paiement qui n’est pas en rapport avec le bénéfice reçu.

Payer les services d’eaux (potable, usées et pluviales) en fonction du nombre de mètres cubes d’eau potable consommés, ce serait comme payer pour les trottoirs selon le nombre de pas.

Il est vrai que marcher sur un trottoir contribue à l’user, mais on conviendra cette usure représente un coût négligeable et que les vrais coûts et bénéfices sont ailleurs : d’une part, les résidants d’une rue profitent de l’existence du trottoir (et de son entretien) qu’ils l’utilisent ou non; d’autre part, les coûts de construction et de réparation d’un trottoir sont pratiquement indépendants de sa plus ou moins grande utilisation par les piétons. Les néolibéraux aiment bien le principe d’équité « horizontale » où deux citoyens paient le même impôt ou le même tarif s’ils bénéficient du même service (et engendrent les mêmes coûts). Or, selon les calculs de Gaz Métro « [l]es frais variables pour les activités de production et d’épuration représentent 2,27 % du coût total de l’eau » 7.

Autrement dit, près de 98 % des coûts de l’eau sont fixes, peu importe la consommation : il faut construire et réparer les usines de potabilisation et d’épuration, les conduites souterraines d’aqueduc et d’égout, les réservoirs et les bassins de rétention, les pompes, etc. Et les bénéfices reçus sont, pour l’essentiel, parfaitement indépendants de la consommation : par exemple, l’existence d’un réseau d’eau potable avec une bonne pression assure la protection contre les incendies et, dans ce cas, le bénéfice reçu est fonction de la valeur des propriétés protégées.

Il faut insister : certes, il faut payer pour l’électricité et les produits utilisés pour rendre l’eau potable et épurer les eaux usées, mais ces dépenses variables sont presque négligeables, de sorte que les compteurs sont une très mauvaise application du principe utilisateur-payeur. Comme l’essentiel des coûts sont fixes, il conviendrait plutôt de répartir les frais entre les bénéficiaires sans tenir compte de la consommation : ce pourrait être une cotisation fixe par personne, ou par logement, ou par immeuble ou, mieux encore, une contribution qui tiendrait également compte de la capacité de payer, ce qui ferait d’une pierre deux coups. La mise en œuvre d’une telle contribution doublement équitable est possible, même qu’il s’agit de la façon de répartir les coûts de l’eau présentement à… Saint-Lambert (!) et dans la plupart des municipalités québécoises. En effet, en intégrant les coûts de l’eau aux autres dépenses municipales défrayées par l’impôt foncier, on tient compte à la fois du bénéfice reçu et de la capacité de payer puisque la contribution est proportionnelle à la valeur foncière
du logement, que l’on soit propriétaire ou locataire.

Assurément, ce serait un beau gâchis que d’installer des compteurs d’eau dans les immeubles résidentiels de six logements et plus : ces compteurs seraient non seulement coûteux, mais encore pernicieux, inutiles et inéquitables. Du vrai gaspillage.

1 Institut national de la recherche scientifique
INRS-Urbanisation, Culture et Société, 385, rue Sherbrooke Est, Montréal, Québec H2X 1E3
Téléphone : 514 499-4014. Télécopie : 514 499-4065.
? HamelPJ@UCS.INRS.ca http://www.ucs.inrs.ca/default.asp?p=hamel.
2 Guillemette, Mélissa (2012). « Saint-Lambert retarde l'installation de ses compteurs d'eau », Le Devoir, 17 avril, http://www.ledevoir.com/politique/villes-et-regions/347611/saint-lambert-retarde-l-installation-de-ses-compteurs-d-eau3 Jacques, Louka. (2012) « Baisse importante de la consommation d'eau à Gatineau », src, (27 mars) http://www.radio-canada.ca/regions/ottawa/2012/03/27/003-eau-gatineau-baisse.shtml
4  http://www.ville.saint-lambert.qc.ca/images_editlive/200845Cod.pdf
5  Béjanin, Sandrine. (2012). « Saint-Lambert en bref. Un conseil de ville agité. », Le Rive-Sud express,
29 mars,
http://www.rivesudexpress.ca/Actualites/Nouvelles/2012-03-29/article-2941909/Saint-Lambert-en-bref/1
6 Dans leur petit monde, les spécialistes conviennent entre eux que la demande d’eau est « inélastique », c’est-à-dire peu ou pas sensible au prix : qu’elle soit gratuite ou chère ne change rien à l’affaire,
la consommation d’eau est avant tout structurelle – grande baignoire ou douche, piscine et jardin ou pas.
Barraqué, Bernard. (2001). « Cinq paradoxes dans la politique de l’eau », Environnement et Société (Fondation Universitaire Luxembourgeoise) no 25, http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/doseau/decouv/mondial/Barraque.html#3
Mouillart, Michel. (1995). Consommation d’eau et compteurs individuels. Un éclairage statistique,
Paris : Confédération nationale des administrateurs de biens de Paris et d’Île-de-France.
Valiron, François. (1991). Gestion des eaux. Coût et prix de l’alimentation en eau et de l’assainissement, Paris : Presses de l’École nationale des Ponts et chaussées, 487 p.
7 Lebuis, Francis et Jean-Claude Lauret (2003). Parc de compteurs d’eau et coûts d’investissement pour l’utilisation de compteurs d’eau à la Ville de Montréal, dans le cadre du mandat octroyé par la Ville de Montréal à PricewaterhauseCoopers et intitulé Stratégie et structure financières pour la gestion publique de l’eau sur le territoire de la Ville de Montréal, Montréal, Gaz Métro, vi et 29 p. (et annexes), p.20.