Du théâtre pour réfléchir à ce qui nous arrive

2012/04/19 | Par Marie-Paule Grimaldi

« Ce n'est pas d'autres mondes que nous avons besoin, mais d'un miroir. » - Andrei Tarkovsky

Plusieurs pensent que l’art est le meilleur outil d’investigation de l’existence humaine, pour se connaître et se découvrir, que c’est un de ses rôles majeurs si ce n’est sa fonction première, ce qui n’exclut pas, bien au contraire, les notions de divertissement et d’excellence dans la création.

Il est plus rare tout de même que certaines formes d’art traitent directement des actualités sociales, particulièrement au théâtre alors qu’entre l’écriture d’un texte et sa production, il peut passer plusieurs années, le temps de monter une équipe, trouver le financement, le lieu de diffusion, etc.

Mais les Montréalais ont la chance d’avoir du théâtre au rendez-vous, avec deux pièces en cours qui touchent les mêmes thèmes qui se retrouvent dans nos médias, aujourd’hui, maintenant. Je pense à Yu et L’effet du temps sur Matèvina sont de formidables outils de réflexion, bien que leur rencontre avec l’air du temps n’ait été aucunement planifiée.

Le bal a commencé en mars avec Dissidents de Philippe Ducros à l’Espace Go qui exposaient la complexité de la révolte et du geste révolté dans un labyrinthe de propositions paradoxales et sans réponse réfléchissant de manière brillante aux conséquences, questionnant la nécessité de l’engagement.

Mais, depuis le 3 avril, c’est le Théâtre d’Aujourd’hui qui nous ramène à nous, en passant par la Chine, avec Je pense à Yu qui réunit trois femmes consacrées sur nos planches : l’auteure Carole Fréchette, la metteure en scène Marie Gignac et la comédienne Marie Brassard, un alliage fort et réussi.

D’une écriture débutée en 2006, Fréchette raconte la fascination d’une traductrice pour l’histoire du journaliste chinois Yu Dongyue, libéré, en piètre état physique et psychologique, après 17 ans de prison pour avoir vandaliser un portrait de Mao pendant les manifestations étudiantes de la Place Tienanmen en 1989.

Par cette histoire, le personnage reconnecte avec sa propre rage, sa peur, ses propres tentatives d’agir sur le monde qui l’entoure.

Tout d’abord plongée dans sa bulle, elle sera amenée à s’extérioriser par la rencontre de son voisin, père d’un enfant avec trouble de l’attachement, et par la jeune chinoise à qui elle donne des cours de français.

Le texte est fin, mature, la mise en scène parvient à dynamiser la forte intériorité qu’on y retrouve et use de projections aux codes simples et efficaces, l’interprétation est juste et dévouée. Si déjà au début du mois le sujet semblait de plus à propos, les actes de vandalismes commis dans la nuit du 15 au 16 avril donnent plus que l’impression que la fiction a rejoint la réalité, ou plutôt, le contraire, et la pièce permet d’aller un pas en avant du discours ambiant.

Encore plus, avec L’effet du temps sur Matèvina au théâtre Aux Écuries, on croirait presque entendre les nouvelles et lire les journaux. Datant pourtant aussi de quelques années, et principalement inspirée des manifestations autour des Sommets mondiaux, la pièce nous place dans un monde inventé qui reprend à gros traits la situation sociopolitique qui prend place sur toute la planète, où l’on vend du bonheur à certains au prix du travail exploité des autres.

Un petit groupe de jeune révolutionnaire tente d’agir via les manifestations et la dissension. Ils se laisseront toutefois convaincre par la sœur de l’une des leurs d’utiliser des moyens plus subtiles et d’infiltrer, à travers elle, le gouvernement pour le saboter par la suite.

Mais est-il possible de jouer le jeu sans s’y perdre? Et en vieillissant et en examinant les intentions premières qui animent la révolte, est-ce que les idéaux suivent, survivent? Quels sont les meilleurs moyens d’opérer des changements dans son époque? Le peut-on, le faut-il?

Ce sont des questions hautement pertinentes, et qui habitent plusieurs d’entre-nous par les temps qui courent, qui sont posées par la pièce écrite et mise en scène par Annie Ranger.

Toutefois, la production est montée par une jeune compagnie, le Théâtre I.N.K., et les personnages si caricaturaux et sans nuance qu’ils laissent peu de chance aux comédiens d’incarner une vérité sur scène, surtout dirigés dans une première mise en scène pour Annie Ranger.

La comédienne Christine Beaulieu s’y démarque tout de même, d’une part grâce à son talent et de l’autre par son personnage de militante spontanée devenue politicienne et agent double, qui nous fait entrer en profondeur dans les thèmes

À noter que la compagnie s’adresse particulièrement aux adolescents et jeunes adultes pour qui L’effet du temps sur Matèvina semble mieux convenir. Il demeure qu’on ne ressort pas de la pièce avec indifférence, ce qui est déjà beaucoup, et que chaque jour qui passe et les événements qui les font alimentent directement la réflexion proposée.

Les deux pièces n’évitent pas les personnages de type grande figure, voire archétypaux, qui sont plus des porte-étendards des différentes voix qui habitent les auteurs que des petits mondes en soi comme est chaque être en réalité.

C’est souvent l’apanage du théâtre malheureusement, mais ces figures sont aussi des assises sur lesquelles notre pensée pourra rebondir ou atterrir, trouver repère.

Les deux pièces ont également en commun la volonté de trouver un pont et de faire se rejoindre l’intime et le social, scrutent la relation de l’un à l’autre, les réconcilient, ou pas.

Et c’est qu’elles vous proposent à vous aussi comme expérience : un objet culturel, social, partagé en collectif mais qui sera reçu par votre solitude, vos croyances, vos idéaux, vos interrogations, et c’est dans le lieu de l’intime que ces créations artistiques trouveront leur premier théâtre, pour revenir ensuite, peut-être, à l’échange, la discussion, le partage.

Les Écuries et le Théâtre d’Aujourd’hui ont déjà organisé des rencontres avec créateurs et invités à la suite des représentations, le Théâtre d’Aujourd’hui propose l’exposition Tibétains en exil en parallèle, et si Annie Ranger est présente lors d’une représentation de L’effet du temps..., il est fort possible qu’elle vous invite ensuite à l’échange.

Si vous aimez le théâtre et que les questions actuelles ne vous laissent pas indifférent, il faut absolument profiter de ces deux créations qui sont venues jusqu’à nous bien à point.

Je pense à Yu, du 3 au 28 avril, Théâtre d’Aujourd’hui, 3900 rue Saint-Denis
L’effet du temps sur Matèvina, du 10 au 28 avril, Théâtre Aux Écuries, 7285 rue Chabot

Bookmark