Lettre à mon étudiant au carré rouge

2012/04/24 | Par Julie Roussil

L’auteure est enseignante de philosophie au Collège de Valleyfield

Salut jeune homme, toi qui te tenais assis à ma gauche alors que je t’enseignais l’argumentation et les péripéties de Socrate,

Je t’ai remarqué avec ton petit carré rouge. Moi, je ne le portais pas en classe, je ne voulais pas t’influencer, je voulais t’apprendre à réfléchir rationnellement par toi-même. Le jour où tu as voté pour la grève et que j’ai cessé de t’enseigner, j’ai laissé mon objectivité de professeure dans ma classe et je suis venue te rejoindre dans la rue.

Dans ton regard de jeune militant passionné par la cause, j’ai tout de même cru reconnaître une inquiétude, une vague angoisse sur fond d’incertitudes. Aujourd’hui, après tant de semaines de grève, j’ignore si le doute te hante, si le découragement te prend. C’est ce qui m’a donné envie de t’adresser ces mots.

Il y a déjà quelques années, j’ai été étudiante à l’UQÀM. À l’aube de la vingtaine, j’avançais à tâtons vers un avenir incertain. Le souhait de « gagner » ma vie, de trouver une profession payante, ne dominait pas ma volonté. Ce qui m’animait était le désir de découvrir le monde, de m’y trouver une place, de jouer un rôle dans cette société, bref, de devenir quelqu’un. J’ai choisi la philosophie car elle m’offrait cette opportunité.

Aujourd’hui, je suis professeure mais, à l’époque, rien ne me garantissait un tel dénouement. Regretterais-je cet itinéraire sans destination assurée? Bien sûr que non : ce que j’ai appris m’aurait enrichi comme personne et citoyenne peu importe les choix que j’aurais fait et le destin qui m’attendait.

J’en viens à te dire que jamais je n’aurais choisi ce cheminement dans un contexte de frais de scolarité aussi élevé que ce qui t’est dorénavant imposé. Aujourd’hui, tu te bats pour avoir droit à la jeunesse que j’ai eu, une jeunesse riche, insoumise, émancipée, qui a le luxe de se payer une éducation non purement instrumentale. Merci de te battre pour ça.

À l’époque, pour subvenir à mes besoins, je te garantie que j’en ai préparé de la poutine : de nuit, de jour, dans des sous-sol sinistres de centres d’achats, entre deux bars, restaurants surchauffés, bruyants et nauséabonds. J’avais toutefois le sourire aux lèvres, des idées plein la tête et des rêves plein le cœur. Du riz pour me nourrir, des livres pour m’enrichir, des voyages sur le pouce pour m’ouvrir sur le monde et des professeurs qui m’ont poussée à donner le meilleur de moi-même…

Je vivais pauvrement, je travaillais trop pour gagner mes sous, mais j’y arrivais quand même. J’étais heureuse et fière. Je sentais que j’étais à ma place et que j’étais écoutée. Aujourd’hui, on t’appauvrit et on ne t’écoute pas. Tu marches dans la rue depuis près de dix semaines et on lève des yeux dédaigneux sur toi.

Toi, jeune homme admirable, toi jeune homme qui te tient debout, toi représentant de la génération qui occupera l’avenir, on se moque de toi, on te dénigre, on te pousse à bout, on te force à te battre dans la rue. Quand je t’ai vu manifester et faire face à des hommes armés jusqu’aux dents, j’ai pleuré pour toi, seule dans mon salon de maison de banlieue. J’ai imaginé ton corps meurtri par des matraques aveugles, j’ai imaginé tes yeux brûlés par le poivre de cayenne et ta détermination étouffée par l’indignation. J’ai vu et revu toutes les images de répressions policières qui fusent de partout et j’ai eu honte de ma société.

Ignore donc ceux-là qui te méprisent et garde le cap. Regarde-les de haut, toi qui ne t’es pas encore encroûté dans des obsessions individualistes et mercantiles. Lorsque des ministres ou des fonctionnaires encravatés te feront des leçons de démocratie, sers leur ton plus beau sourire et passe ton chemin.

Sinon, prends seulement la peine de leur rappeler qu’une démocratie représentative n’implique pas qu’un gouvernement puisse prendre des décisions en faisant un doigt d’honneur à toute une génération. Si tu as un peu plus de temps à perdre, parle-leur de liberté d’expression ; revendique sans gêne ta liberté de protestation. Toi qui a une assurance et une audace que je n’ai plus, merci de te battre pour ça.

Un jour, je te reverrai en classe. Je t’enseignerai les sophistes et les faiblesses de nos démocraties. Je te parlerai des idéaux et des utopies. Je serai redevenue professeure, mais tu auras su à quel point je suis fière de toi. Merci.

Bookmark