Régime de peur et État policier

2012/05/09 | Par Marie-Pierre Bouchard

Témoignage authentique d’un étudiant prenant part à la manif d’hier, 5 mai 2012, à Victoriaville :

J’étais responsable d’un des autobus partant de Montréal. Avec moi, 35 étudiants et étudiantes. Mon rôle était donc de m’assurer que tous ces étudiantEs reviennent à Montréal sain et sauf. Je leur ai tous parlé de leurs droits face à la police, de comment réagir face à une arrestation, des questions auxquelles ils et elles ont l’obligation de répondre ainsi que des avocats dont ils et elles peuvent contacter. Je leur ai tous et toutes averti que la SQ a différentes tactiques que le SPVM. Que le gaz lacrymogène risque d’être fortement utilisé à Victoriaville, contrairement à Montréal où l’utilisation de ce gaz est interdite. Leur expliquer les premiers soins en manifestation, en passant du Maalox au jus de citron, des meilleures façons à réagir devant des gaz lacrymogènes, du poivre de Cayenne, des gaz irritants. De s’assurer de se changer de linge en partant de la manifestation, pour enlever toutes traces de produits chimiques, ou même de peinture marquante envoyée par la police, parfois invisible à l’œil nu. C’est la routine du manifestant et de la manifestante typique. Nous étions tous stresséEs, sachant qu’à n’importe quel moment, l’autobus pourrait se faire intercepter par la police, ou même fouiller en entier. On ne se sent jamais en sécurité des forces de l’ordre, alors qu’on tente seulement de défendre nos droits...

Enfin, bref. Une fois à Victoriaville, la ville était morte. Sous état de siège. Les rues barrées, les commerces fermés, les fenêtres fortifiées, les poubelles, les cendriers publics et les pots de fleurs cachés loin de tous et toutes. Nous, syndicats, associations étudiantes, citoyens et citoyennes, prenons enfin la route vers l’hôtel Victorin.

Devant l’hôtel, tout semblait préparé par la SQ pour que ça pète. Des clôtures minuscules facilement déplaçables, des palettes de briques dédiées à quelconque rénovation, et sachant que le stationnement à côté de l’hôtel est encore sous construction, donc contient une quantité phénoménale de roches et de pavé. Pourquoi le service de police a-t-il recommandé de cacher tous les pots de fleurs alors que directement à proximité de l’hôtel, des tonnes de briques sont visibles ? Une fois devant le lieu de la rencontre du PLQ, les manifestants et manifestantes entourent tranquillement la clôture.

Bien vite, cette barrière tombe, ce n’était pas en restant tranquille et obéissantE que le congrès allait être perturbé. CitoyenNEs, personnes âgées et étudiantEs se retrouvent à mes côtés, de l’autre côté de ce ’’périmètre de sécurité’’. Étonnamment, les forces de l’ordre ne sont pas intervenues immédiatement, nous laissant perplexe quant à la légalité de notre geste. Dès lors, les agents de sécurité disparaissent pour laisser place à l’anti-émeute. Par dizaine, marchant au pas. Chacun équipé d’une matraque beaucoup plus longue et imposante que celles du SPVM et déjà équipé de masques à gaz. Mis-à-part la clôture franchie, un geste totalement passif et symbolique, à mon avis, aucun signe de violence de la part des protestataires.

Tout à coup, une fumée s’élève d’un peu partout. La SQ se met à lancer des quantités phénoménales de gaz lacrymogène dans la foule. Des manifestantEs se mettent à lancer certains projectiles en réponse à cette attaque gratuite. Yeux irrités, respiration coupée, certains de mes camarades vomissent sous leurs toux excessives. C’est dans ce genre de moment qu’on reconnaît la solidarité d’un peuple. L’entraide entre manifestantEs. Des jeunes aidant des personnes âgées à s’éloigner des gaz, leur expliquant comment gérer cette situation. Étudiants soulageant les yeux des victimes d’un côté, un groupe transporte un camarade gravement incommodé d’un autre… On se rince la bouche pour éviter d’avaler davantage de ce produit répugnant, on cherche des yeux nos amiEs proches pour s’assurer de leur état. À ce moment, une majorité de gens se trouve derrière une résidence à proximité. Des slogans se font entendre discrètement, mais demeurent toutefois très confus, les gens ne sachant plus ou moins où donner la tête à travers ce champ de bataille.

Je lève les yeux ; un hélicoptère à moins de trente mètres. Un vrombissement incroyable vient atténuer les sons des cannes de gaz lacrymogènes qui explosent tout près. À ma gauche, affrontements entre policiers et manifestantEs. Devant moi, arrêt cardiaque, on tente de le réanimer. À ma droite, un étudiant s’effondre, la figure en sang. L’oreille est éclatée. Pendant qu’une équipe d’étudiantEs en soins infirmiers accourent, je fais de mon mieux en éloignant les curieux de la scène, afin de laisser de la place à l’intervention des ambulanciers. L’ambulance tarde, l’anti-émeute bloque l’arrivée de celle-ci. C’est la panique, personne ne connaît l’état de ce camarade, mais une chose est certaine, il faut faire vite. Une voiture de police s’approche pour apporter une aide, les gens se tassent pour laisser le chemin.

Les polices jasent avec les manifestantEs qui leur crient de faire vite pour sauver cet étudiant. La seule réponse obtenue est la fuite de cette voiture de police pendant que le jeune homme était toujours inconscient, au sol. Je me rapproche de la scène de premiers soins, continuant d’éloigner les curieux. Alors, comme par surprise, l’anti-émeute a repoussé les manifestantEs jusqu’à deux mètres du jeune blessé. On accourt tous pour faire une chaîne humaine entre les gaz lacrymogènes, le poivre de Cayenne ainsi que l’équipe médicale qui s’affaire au plus vite de déplacer la victime. On avait beau crier : ‘’ IL Y A UN BLESSÉ !’’, on se faisait répondre par une insensibilité hors du commun.

Les larmes me montent aux yeux. Pour une fois, ce n’est pas à cause du lacrymo. C’est de voir toute cette répression que nous subissons, c’est de voir ce régime de peur et l’état policier dans lequel nous vivons. C’est de constater, encore une fois, l’injustice, et le désir du gouvernement de nous voir se taire. Un cri. Un cri libérateur. Un cri signe de toute ma détresse s’échappe de mes entrailles. J’en peux plus. On recule sous la force policière. Un policier tente d’arrêter au hasard un jeune homme, une dizaine de manifestantEs courent à son secours pour le libérer. Je vois à ma droite le blessé à l’oreille embarquer dans l’ambulance. Je me dirige, le cœur gros, vers le rassemblement des gens.

Tranquillement, les manifestantEs réussissent à avancer vers l’hôtel. Ils s’aperçoivent que la porte est barrée, ils rebroussent chemin à toute vitesse sous la menace de la matraque. Le champ de bataille se déplace vers le stationnement de terre et de pavés. Sous la colère des manifestantEs, des roches sont lancées en direction des polices. Un geste désespéré pour exprimer la rage de certainEs. Après une dizaine de minutes, la SQ commence à sortir les fusils à pression servant à tirer des balles en caoutchouc. Je transporte une étudiante atteinte à la cheville vers une portion de gazon un peu en retrait. Une agente médicale étudiante arrive à toute vitesse pour lui inspecter la blessure en sang : ‘’Tu auras besoin de points de suture ma belle. Tu as six heures pour te rendre à la clinique avant que le pansement ne soit plus efficace’’. L’anti-émeute réussie à avancer un peu. Une scène de chaos arrive alors, tout est floue dans ma tête. Tout ce que je vois, c’est une silhouette qui s’effondre. Je me tourne. Je le reconnais. Au sol, mon ami, la figure en sang, l’œil exorbité. Les cris de mes amiEs, mes larmes au visage. Je crie aux gens de s’éloigner, de lui laisser de l’air. Je me tourne vers l’anti-émeute, tenter en vain de le protéger de violence supplémentaire de la part de ces ‘’agents de la paix’’. Je hurle aux anti-émeutes ma rage.

À ce moment, ils n’étaient plus rien, de vulgaires pions de l’état. Je me sens impuissant. Tout se passe si vite. Une amie me prend par le bras pour que je m’éloigne. Je marche, sous la pluie, vers le point de départ. Je pleure, je ne peux avancer plus de vingt mètres sans m’accroupir en petit bonhomme au milieu de la rue. Mon corps ne suit plus ma pensée. On n’est pas dans un film, on n’est pas dans le monde arabe. On est au fucking Québec.

Je croise une professeure, celle-ci me parle de la dentition éclatée de la jeune fille qu’elle a aidée, atteinte d’une balle de caoutchouc. Plus loin, un ami de soins infirmiers me raconte la rotule éclatée d’un autre garçon. J’arrive finalement à l’autobus de départ. Nous sommes tous à terre.

Dans l’autobus, nos vêtements continuent de dégager du gaz. Tout le monde tousse, tout le monde mouche. L’atmosphère est lourde. Étant responsable de l’autobus, j’ai été averti bien rapidement des blocus policiers sur les autoroutes, des autobus de McGill, Concordia et Montmorency arrêtés arbitrairement sur l’autoroute en direction de Montréal. Nous sommes tous sur le qui-vive, avec tous les gyrophares de police qui s’allument sur la route 20. Des haltes routières remplies d’une trentaine de voiture de patrouille me glacent le sang. L’autobus est plein d’étudiants et d’étudiantes déjà fichéEs par la police, qui se ferait une joie immense de pouvoir les arrêter pour aucune excuse. Beaucoup d’entre nous n’avons plus le choix de se masquer en manifestations, à cause des photos prises par les policiers. Certains d’entre nous sont sur écoute téléphonique et se font suivre jusqu’à leur domicile.

Depuis le début de la grève étudiante, plus de 1100 arrestations ont été faites. La majorité arbitraire, pour entrave à la circulation routière, ou bien pour rassemblement illégal. Une bonne partie des étudiantEs présentEs dans l’autobus risquait une récidive si jamais l’autobus se faisait intercepter par la sécurité routière.

Heureusement, nous sommes tous rentrés à bon port. Après une semaine énormément émouvante, une journée particulièrement difficile, il est inconcevable de contenir notre haine envers le système actuel. On se couche de plus en plus convaincu que la tentative du gouvernement de nous diviser n’aura que pour seul effet de nous unir davantage.

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