La désobéissance civile pacifique

2012/05/24 | Par Normand Beaudet

L’autre est membre fondateur du Centre de ressources sur la non-violence, coordonnateur de l’initiative « Outils de paix » en prévention de la violence.

Au lendemain des agitations entourant la grève étudiante 2012, de nombreux jeunes, des parents et même certains enseignants se retrouveront avec une forme « gueule de bois » sociale.

Ce sera le retour à une bien pénible réalité : la réorganisation de la vie afin de permettre aux étudiants grévistes ou boycotteurs, selon la perspective, de reprendre leur parcours d’études.

Mais il y aura aussi, bien sûr,  le nouveau parcours légal qu’auront à poursuivre ceux qui ont été arrêtés ainsi que leurs proches qui en subiront aussi les conséquences, les hauts et les bas de nombreuses comparutions, préparations et, bien entendu,  les sanctions qui accompagneront les actes commis.

C’est à ce moment que la notion de désobéissance civile,  terme évoqué constamment au cours du conflit, prendra tout son sens.

Une question de responsabilité

Le terme « désobéissance civile » a été utilisé à de nombreuses reprises lors de cette spectaculaire opposition à la hausse des frais de scolarité décidée par le gouvernement de la province de Québec.

Au cours des nombreux événements de protestation, des militants ont été encouragés à enfreindre volontairement des lois injustes ou des règlements officiels. Mais l’incitation de militants à désobéir à des lois n’est pas une mince affaire.

http://www.irnc.org/NonViolence/Dictionnaire/Items/4.htm

Dans un état de droit, les personnes n’ont pas l’habitude de volontairement enfreindre la loi. Ils ont très souvent de la difficulté à jauger aussi bien l’importance du sacrifice que ces actes leur imposeront que les conséquences qu’ils encourent par leur lutte.

Dans le tumulte des actions et réactions, des confrontations sociales à l’autorité dégénèrent facilement en violence; la spirale de la violence s’enclenche et les actes impulsifs et maladroits entraînent des réactions imprévues que, souvent, par la suite, les gens regrettent.

Rapidement, souvent, les manifestants arrêtés se retrouvent incarcérés, déboussolés;  leur liberté leur est retirée et ils doivent maintenant se défendre contre des accusations civiles ou criminelles qui peuvent affecter leur travail, leur employabilité et leurs possibilités de voyager.

La désobéissance civile a des conséquences sur les personnes qui s’engagent dans la lutte et qui mettent en œuvre les moyens d’action qui l’accompagnent. Elle implique une importante responsabilité qui doit toujours être considérée.


La formation et la discipline… incontournables

Dans le cadre de la lutte pour les droits civiques, Martin Luther King a compris que l’appel responsable à la désobéissance civile face au racisme des institutions devait s’accompagner de vastes programmes de formation à l’action non-violente.

Il a rapidement constaté que les confrontations violentes impliquant matraques, gaz lacrymogènes, vraies balles de fusil (les balles plastique n’existaient pas) et riposte des manifestants nuisaient à la cause et ne menaient qu’à la polarisation permanente des débats.

L’adoption d’une stricte discipline non-violente dans l’action, loin de n’être qu’une affirmation morale, lui apparut comme une position tactique et même stratégique.

La stricte non-violence des manifestants devenait la seule voie pour mettre un terme à l’ambiguïté sur la justesse de la cause du mouvement et d’accroître le nombre de militants (parmi les femmes, des personnes âgés, des éclopés de la guerre, des marginaux réprimés, etc.).

De plus,  la non-violence limitait considérablement l’arsenal des accusations utilisables par les autorités et garantissait le retour rapide des militants les plus aguerris.

L’action de désobéissance civile non-violente est devenue le cœur et l’âme d’un mouvement qui transformera la couleur de notre voisin du sud.

Bref, il est un devoir citoyen de désobéir à une loi injuste, mais ce devoir s’accompagne de responsabilités que le citoyen doit accepter. L’appel à la désobéissance civile mal préparée nuit à la cause et démobilise les militants, souvent parmi les plus actifs.

Une action de désobéissance civile qui a des chances de fonctionner, et d’aider à atteindre un objectif politique  est conduite dans une dynamique d’ouverture et de soutien inconditionnel aux participants qui acceptent de prendre des risques et de subir les conséquences légales d’une action.

C’est pour cette raison d’ailleurs que, dans le cadre de formations à l’action de désobéissance civile, la préparation du procès a souvent tout autant d’importance que la préparation des actions.

Il est donc très difficile de qualifier de désobéissance civile des actes de perturbation sociale improvisés par des gens qui n’ont reçu aucune formation.

Un tel acte dégénère facilement en foire d’empoigne entre les autorités et des manifestants qui n’ont aucune idée des conséquences légales des actes qui seront posés.


La lutte non-violente, la qualité au lieu de la quantité

La plus grande erreur des mouvements de luttes sociales est de négliger la qualité des actions et de miser sur la quantité de personnes participant et sur une grande fréquence d’actions.

On oublie trop souvent que c’est avec le courage, la ténacité et l’efficacité qu’on rallie une bonne part de l’opinion publique et que les batailles sociales se gagnent.

Une action bien organisée qualitativement marque le temps, vaut pour longtemps comme un contexte  d’apprentissage et d’exercice de droits démocratiques.

La formation à l’action non-violente est bien connue et parfaitement bien documentée depuis le mouvement pour les droits civiques et la lutte contre la guerre du Viet-Nam.

Ces types de formation en appellent à la constitution des groupes d’affinité, des groupes réunis en fonction des affinités naturelles des gens qui se joignent à une campagne (jeunes, militant de longue date, femmes, handicapés, personnes âgées, groupes sociaux particuliers, origine ethnique etc.).

Les groupes d’affinité ont pour but d’ajuster les actions aux conséquences, légales que veulent assumer chacun des groupes. Ils ont comme avantage de rendre particulièrement difficile l’infiltration d’agents provocateurs.

Ces types de formations permettent ensuite d’inventorier les scénarios d’action, de diversifier les actions et leur utilisation dans le temps et dans l’espace – la lutte étudiante actuelle n’a utilisée qu’un tout petit échantillonnage des actions possibles (occupation, parade, sit-in, etc.).

L’efficacité de l’action non-violente repose sur la diversité des moyens qu’elle permet.

www.nonviolence.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=333&Itemid=1

La démarche de formations à l’action non-violente est parfaitement démocratique puisque les moyens d’action sont choisis par les participants à l’action; non pas par une  « élite idéologique éclairée » qui, seule, comprend les tenants et aboutissants de la lutte.

C’est souvent en ce sens que ce mode d’action déstabilise les approches révolutionnaires traditionnelles; auxquelles s’associent les tendances anarchistes actuelles prônant les tactiques « Black Blocs ».

Bien entendu on laisse généralement certaines informations secrètes soit : le lieu, le moyen exacte et le moment de l’action.  Plusieurs moyens d’action sont difficiles à mettre en œuvre si les autorités sont au courant de ces informations à l’avance.

http://www.nonviolence.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=301&Itemid=170

Ce qui explique pourquoi est considéré comme inacceptable le projet de loi 78 du gouvernement provincial.  Ce projet de loi visant à imposer la divulgation des lieux d’action, du moment et des trajectoires de marches risque de contraindre abusivement les options d’action non-violente des citoyens, et l’efficacité de ces actions.

Une telle réglementation tend rendre illégale, donc transformer en désobéissance la quasi-totalité des manifestations des étudiants comme on a pu le voir lors de la grande marche du 22 mai, et de forcer encore plus la désobéissance et l’expression de frustration. Un tel mécanisme réduit la vitrine qui s’offre à l’action non-violente.

La préparation de véritables actions de désobéissance civile passe aussi par la consultation d’avocats qui sont en mesure d’informer les militants non-violents des conséquences légales des moyens d’action envisagés, des lieux choisis (publics ou privés), des conséquences possibles de dérapages, des moments indiqués pour la collaboration ou non avec les policiers et des droits relatifs aux procédures d’arrestation.

C’est souvent à ce moment que dans les groupes d’affinité, certaines personnes réticentes aux sanctions possibles et probables décident de s’impliquer différemment, notamment dans le service de soutien aux détenus (documentation des événements, effort pour garantir le respect des droits des participants à l’action).

A ce stade de la formation les gens savent « avec qui » ils vont faire une action, ils ont choisi « le genre d’action qu’ils vont mettre en place » et connaissent les conséquences des divers scénarios d’action non-violente. C’est à ce moment que la véritable formation a lieu.

Les jeux de rôle et les mises en situation sont utilisés à maintes reprises pour pratiquer les moyens les scénarios d’action prévus par les divers groupes d’affinité.

Des groupes d’affinité ayant choisi des scénarios similaires, aux conséquences équivalentes, peuvent se regrouper et alternativement simuler les forces de l’ordre et les manifestants; puis décider de se joindre en une action commune.

C’est à ce moment qu’on étudie le « pourquoi? » des consignes d’action (réaction à la provocation, non-violence, prise de décision lors de l’action, matériel et comportement proscrits de façon à ce que ne dégénère pas l’action,  etc.).

On fait pratiquer les techniques pour se protéger de la brutalité, des gaz, on apprend à suivre les consignes pour éviter les confrontations et isoler les provocateurs?

Tous reculent de cinq pas, tous s’assoient, tous se couchent en position de protection, on se retire pour une pause, et une redirection de l’action, etc.

Plus la formation à l’action non-violente est élaborée, plus la discipline des militants sera évidente, plus les actions de répressions seront condamnées et plus la bataille pour l’opinion publique penchera du côté des manifestants.

Souvent, la formation à l’action non-violente se termine par la préparation de la défense et de la réaction aux sanctions.

Comment allons-nous procéder pour la défense?  Plaider coupable? Organiser la défense pour vices de procédure ou selon les normes internationales? Plaider la défense de nécessité pour créer un procès politique organisé en forum?

De plus, on aborde les questions relatives aux amendes et  aux démarches pour obtenir l’appui en faveur de militants sanctionnés.

On parle aussi de service d’ordre, de recours à des observateurs indépendants bien formés, de recours à des tierces parties, d’optimisation des mécanismes de communication et de plans visant à réduire les probabilité de confrontation en maintenant les perturbations non violentes.


La résistance pacifique ne s’improvise pas

Les moyens d’action choisis pour une campagne à succès doivent être ceux qui ont le plus de chance de consolider le pouvoir de négocier, de gagner l’appui de l’opinion publique à la cause, de forcer les autorités à concéder et d’obtenir gain de cause.

Le choix de moyens ou d’une stratégie inadéquate réduit l’impact de l’action; ne génère pas assez rapidement le levier de pouvoir nécessaire, polarise souvent indument les enjeux, prolonge souvent la crise et à long terme démobilise et nuit à la cause.

Le succès d’une campagne de lutte est directement proportionnel au niveau de préparation et d’organisation des militants.

Aucune lutte sociale n’est parfaite, aucune action n’est prévisible. Mais il est possible de mettre toutes les chances de succès de l’action sociale de son côté en misant sur le sens des responsabilités, la détermination et la discipline non-violente lors des actions.

Nombreux sont ceux qui avanceront que cette forme d’action de désobéissance civile non-violente est trop rigide, mal adaptée à la réalité des actions et de nos États modernes et aux capacités organisationnelles des mouvements sociaux.

La réponse à ces objections me semble pourtant assez simple : Avons-nous le choix?  Qui détient le droit, les moyens et l’équipement pour user de violence?  La violence est-elle la « trappe à rats » de l’action citoyenne?  Est-ce oui ou non le principal levier de l’État pour avoir gain de cause?

À ce jour, dans l’action d’opposition à la hausse des frais de scolarité, de nombreux étudiants, des centaines de proches, des milliers d’enseignants et des dirigeants d’institutions constituent la population des citoyens concernés et qui se questionne.

Que se passe-t-il?  Qui peut agir?  Comment ajuster la situation?

Les recettes magiques n’existent pas, mais je suis persuadé que dans cette épreuve collective il y a des questions et des réponses pour tous.

Avons-nous intérêt à mieux connaître et enseigner la non-violence?  Quels auront été les coûts économiques sociaux et politiques de cette mobilisation, et des dérapages violents pour la cause d’une augmentation de frais?

 Que ce passera-t-il lorsqu’un déséquilibre social majeur, un événement écologique ou un enjeu de justice stimulera l’indignation et la révolte…

Les étudiants viennent-ils donner l’électrochoc qui fera sortir la population québécoise de sa torpeur et entraînera d’importants remous sociaux?

La désobéissance civile non-violente ou pacifique en sera-t-elle la clé de voûte pour dynamiser ou optimiser la démocratie?

L’État et les militants auront-ils la sagesse de laisser place à l’action non-violente?  C’est ici qu’on jugera de la maturité de notre société.

Les victimes de cette « Gueule de bois » plus légale que sociale seront peut-être les sages du mouvement social québécois ou canadien qui s’annonce?

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