Des femmes au TNM: Justice, Cœur, Raison, Sophocle et Mouawad

2012/05/25 | Par Marie-Paule Grimaldi

La présentation de trois pièces de Sophocle qui s’enchaînent à travers un cycle nommé Des femmes par Wajdi Mouawad est, dès sa conception, un geste artistique puissant. Faire vibrer les mots des pièces Les Trachiniennes, Antigone et Électre écrites au Ve siècle avant notre ère est en soi intéressant, la proposition initiale d’y placer Bertrand Cantat était certes dérangeante et a soulevé les tollés au Québec, et finalement, les enjeux soulevés dans la trilogie reconstituée font fortement écho à l’actualité québécoise.

Ceci dit, la production artistique elle-même n’est malheureusement pas tout à fait réussie, notamment par un manque d’intégrité dans la démarche, mais aussi par une mise en en scène et une direction d’acteurs discutables.

Il apparaît naturel pour Mouawad de vouloir s’attaquer à Sophocle, qui fut une grande influence dès le début de son parcours artistique. Les passions débordantes, les liens familiaux tortueux, le positionnement dans les zones grises de la morale ou de la justice, les affrontements entre les lois sociales et sacrées, celles du cœur et celles de la raison, tout cela habite le tragédien grec comme le créateur libano-québécois.

La nouvelle traduction par Robert Davreu radicalise les textes, les intensifie et les projette dans des émotions vécues en mode absolu, ce qui permet à Mouawad d’explorer également la douleur, l’empathie et la révolte, des thèmes qui lui sont chers.

Il est difficile de croire par contre que la présence de Bertrand Cantat était une simple envie du metteur en scène. Faire tout d’abord du chœur un groupe rock permet de bien actualiser la force de Sophocle, mais à voir la construction du spectacle, ce chœur, dans lequel Cantat était la voix originale, est un élément central de la mise en scène, souligné et mis en valeur, bien que son rôle diminue au fur et à mesure des pièces.

On frôle l’opéra-rock, surtout que la musique est excellente et devient un des meilleurs aspects de la production. Mais d’avoir voulu mettre Cantat, ex-icône punk-rock condamné pour avoir frappé à mort sa conjointe Marie Trintignant, était si fort de signification qu’on peut déduire que cette démarche était aussi le cœur du projet.

Devant le débat social qu’a suscité sa venue en sol québécois, celui-ci fut finalement interdit de séjour. Mais bien que la partition musicale et vocale soit réussie avec un autre interprète, un immense aspect de la démarche artistique est évacue et cette proposition devient beaucoup plus banale.

Dans Les Trachiniennes, Déjanire tue son Héraclès, héros s’il en est, croyant naïvement le reconquérir grâce à la tunique empoisonnée d’un ennemi abattu. Déjanire souffre, elle souffre de son amour qui attend, elle souffre de sa jalousie alors que l’homme la délaisse pour une autre, elle se meurt – par suicide - d’avoir tué.

Héraclès, mourant indéfiniment de son côté, plein de rage et d’orgueil, réduit « comme une femme, par une femme », demandera à son fils de le mettre sur un bûcher : il y a des meurtres qui soulagent.

Sylvie Drapeau joue à la fois Déjanire et Héraclès, lourd et discutable symbole et choix du metteur en scène pour exprimer le lien étroit entre la victime et l’assassin. Ici la raison n’a plus d’effet et le cœur tyrannise tout un chacun.

Cette histoire de meurtre passionnelle est celle où le chœur, où devait être Cantat, a sa part la plus importante, et la sensibilité et la beauté de Sylvie Drapeau nous amène à ressentir beaucoup de compassion pour Déjanire.

Cette première partie du cycle Des femmes est à prendre comme un pur plaidoyer envers celle, ou celui, qui tue tout en aimant, qui est lui-même tué par l’amour.

Antigone touche aux questions de bien commun et individuel, de l’ordre et du sacré, de l’entêtement autoritaire comme celui de la révolte, soit un miroir tombé pile sur le conflit social débuté autour des étudiants.

Les deux frères d’Antigone, fille d’Œdipe, s’entretuent; l’un était un tyran, l’autre bon avec le peuple. Créon, roi de Thèbes et oncle d’Antigone, décrète que seul celui qui a bien agi aura droit à un enterrement selon les rites religieux, et que quiconque s’opposera à sa loi sera puni.

Antigone refuse, elle invoque les lois des dieux, mais surtout son amour pour son frère. Elle n’a que faire de l’ordre et du bien commun, elle aime et ne peut supporter qu’un frère aimé pourrisse au soleil. Sa première tentative demeure anonyme, Créon croit à des groupes de rebelles et décrète la peine de mort pour celui qui se fera prendre.

Lorsqu’Antigone se fait prendre, bien qu’elle soit sa nièce et fiancée à son fils, Créon ne plie pas dans un premier temps, puis accepte de l’emmurer vivante seulement pour ne pas être salit de son meurtre.

Nombreux le supplient de faire preuve de modération, comme son fils dégoûté de cette attitude, mais Créon, qui invoque au tout début la raison, s’obstine, même devant l’oracle qui tente de le prévenir pour son propre bien.

Il n’est question que de son pouvoir et du maintient de celui-ci, avec intransigeance. Résultante : Antigone emmurée se pend, le fils de Créon se tue, ainsi que sa femme lorsqu’elle apprend la nouvelle, et Créon sombre dans la folie (et de manière peu crédible dans l’interprétation).

Mouawad dans la mise en scène réunit les amoureux dans la mort dans un beau mariage bohème. Antigone est un avertissement de Sophocle pour les puissants du monde : le pouvoir sans cœur et sans raison est malsain, et il y a des révoltes qu’on ne peut éteindre.

Avec Électre, on entend toute la colère féminine, mais aussi celle d’une jeunesse en rébellion, dans un fort parti pris de Mouawad. Électre est tout de même une jeune femme dont le deuil du père inconsolable dérange et l’exclue, et qui attend le retour de son frère Oreste pour assassiner sa mère. Elle invoque la vengeance de son père, assassiné par sa mère, qui elle-même vengeait le sacrifice de son aînée par celui-ci.

La pièce à l’origine nous place au centre du cycle infini de la violence et de la soif de sang, et encore une fois, au refus de la conformité. Mais Sylvie Drapeau, qui revient en reine-mère Clytemnestre, aborde son personnage de manière si dure et cruelle qu’il n’y a plus matière à réflexion ou nuance.

La mise en scène nous dit unilatéralement qu’on est devant la jeunesse, très rockeuse et même sexy, qui se révolte devant la corruption de ceux qui gouvernent, dans une dissidence nécessaire. La voix de la raison tente de calmer plusieurs fois Électre, mais son désespoir est trop grand et elle n’écoute plus. D’ailleurs, elle hurle pendant presque la totalité de la pièce, rendant du même coup notre écoute exacerbée, au bout de ce 6h30 de théâtre, incluant deux entractes de 30 à 40 minutes.

Antigone crie énormément également, et tout un problème de voix et de son vient nuire à la production en général, alors que parfois les comédiens chuchotent presque, dos au public, et à d’autres moments sont soutenus par les micros pour se faire entendre lors de moment musicaux. Même chose pour les chansons du chœur, qu’on ne comprend pas toujours. La diction est ampoulée, à l’ancienne, alors que tout le reste tente d’actualiser Sophocle, ses mots sont alourdis.

Outre Sylvie Drapeau, la distribution est assez faible, dirigée dans un jeu de type dynamite et peu senti, complètement surfait par moment, qui épuise. L’esthétique est recherchée et d’une grande beauté, mais l’ensemble de la mise en scène est statique et redondante, ce qui fait de formidables photos du spectacle mais un ennui égal. Finalement, l’ensemble reprend les codes et le langage scénique de Mouawad et de la tétralogie Le sang des promesses, sans l’égaler.

Et encore une fois, il est peu sûr que cette proposition puisse se passer de la présence de Bertrand Cantat qui ramenait les propos fictifs, anciens et mythologiques des trois pièces à la rencontre de notre réalité et la sienne.

Mettre un ex-détenu, donc jugé coupable et ayant payé sa peine, mais aussi connu comme artiste avec une aura de star-jim-morrissonesque faisait Des femmes un objet artistique profondément troublant, qu’on soit d’accord ou pas.

Ne pas respecter cette démarche, l’adapter pour simplement faire tourner et vendre un spectacle c’est porter atteinte à son essence et désaffecter son geste.

Cantat n’a pas été interdit de jouer partout, et le cycle aurait dû être monté uniquement dans son intégralité et intégrité, puisque tel que présenté à Montréal, on se retrouve devant du « Wajdi » faible, malgré la bonne idée de « rockifier » Sophocle, toujours pertinent près de 2500 ans plus tard.


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