Rencontre avec Emmanuel Schwartz : Autour de Nathan au Festival Transamériques

2012/05/28 | Par Marie-Paule Grimaldi

« Tous les continent seront rassemblés sur mon nouveau corps en carte du monde. » Le très international et éclectique Festival Transamériques consacré aux créations actuelles en danse, théâtre et performance a débuté sa sixième édition le 24 mai avec une programmation emballante et courue.

Parmi celle-ci, on retrouve Nathan, une création écrite et mise en scène par le jeune Emmanuel Schwartz avec la compagnie Abé Carré Cé Carré, qu’il codirige avec Wajdi Mouawad.

En marge de la mouvance sociale, Nathan (NathanBénédictestunYiKing) présente une sorte d’anti-héros mégalomane et sombre, qui choisit de mythifier sa propre histoire dans un spectacle articulé autour d’une verbosité à la limite de l’insoutenable, selon Schwartz lui-même.

Après sa présentation au début du mois au Centre National des Arts à Ottawa, la première partie plus épique, qui précède l’autre faite en dialogue, a été quelque peu raccourcie, resserrée, faisant passer la durée du spectacle de 3h à 2h30.

Sur scène, Nathan n’est plus que cœur, poumons et un cerveau branchés, le reste de son corps calciné par une auto-combustion. Ne voulant supporter la banalité et le grotesque de son histoire, il la réécrit de manière obsessive dans une mythologie à la fois personnelle et historique, dans une démesure de soi. Saga familiale d’incestes et de meurtres en vue, alors que le personnel rejoint l’universel.

« Il y une volonté chez le personnage de transcender sa propre histoire et de s’inscrire dans l’histoire universelle, mais Nathan est un peu hors contexte en ce moment. Il veut toutefois transcender le trouble de son existence par la littérature, la connaissance et l’écriture, ce qui rejoint les enjeux actuels. Si l’art n’est pas toujours politique en soi, le geste de la création en est toujours un qui mène à une expression libre, nuancée, ouverte qui s’inscrit dans un contexte politique, et il faut continuer à le faire plus que jamais. »

Nathan est habité par une soif d’absolu : « Il est obsédé par sa propre histoire, il veut qu’on se rappelle de lui, c’est une métaphore pour parler de l’ambition excessive, de la sur-médiatisation, de la nécessité d’être connu aujourd’hui pour donner un sens à sa vie. Il est refermé sur soi, sur propre malheur, ce qui mène à l’enferment et la dépression. » Paroxysme d’une culture individualiste, il est presque un contre-exemple social. « C’est un côté sombre de moi, et dans une certaine mesure une manière d’expier, de catalyser ces émotions. »

Tout comme dans Chroniques, précédente création de Schwartz, l’intensité règne, mais cette fois-ci, elle est plus présente dans le langage que dans le visuel. « Je suis allé à fond dans le texte, dans son expression et dans la façon parfois de le livrer. On se fait haranguer de mots, mais je voulais donner cette sensation de l’étourdissement possible quand on entre profondément dans sa psyché, j’ai voulu donner un goût de ce qu’est la sur-analyse de tout. Nathan, comme sa famille, est incapable de s’arrêter de parler, de se redéfinir, dans un trop plein de mots. »

« Il tente de devenir fiction, il se projette dans un univers romantique et épique pour donner un sens à son existence, inexplicable dans sa platitude. Il pose des gestes violents dans l’intention de s’élever au-dessus de l’ordinaire. » Mais est-ce possible? « Je ne crois pas qu’il est possible de s’extraire du réel, de l’ordinaire, qui, quand on le prend pour ce qu’il est, est aussi nuancé et extraordinaire que l’exception. Et c’est le conseil que Nathan aurait dû écouter! »

La langue prédomine chez Schwartz qui la marque souvent de poésie. Mais cette fois, dans cette sixième version du texte, devant la complexité de l’histoire, l’auteur a préféré clarifier la langue, et surtout la rendre représentative des personnages, comme un outil de leur composition même, à travers plusieurs registres. Quelques personnages seulement s’expriment avec lyrisme et poésie. « La poésie est une lunette pour regarder le monde d’une manière différente, en rayon-x, une manière de pénétrer la dynamique du réel, de ses couleurs et textures qui constituent nos existences. »

La filiation artistique de l'auteur et metteur en scène avec Wajdi Mouawad est assumée, voire même honorée. Schwartz a travaillé avec lui dès sa sortie du Conservatoire, a grandi en quelque sorte avec la tétralogie Le sang des promesses, a été acteur et témoin privilégié de son déploiement.

« L'envie d'écrire un généalogie fictive est née de mes lectures de Shakespeare, mais aussi par la création de Forêts. Je me suis demandé quelle lignée m'habitait. »

Mais baignant dans sa propre cosmogonie de personnages, il n'a pas eu pour autant l'impression de marcher dans les traces de l'autre. La démarche de Mouawad habite tout naturellement Schwartz, et lui appartient tout autant finalement.

« Bien que nous ayons tout deux créés des lignées, mon registre est différent. Je suis parti de mon côté pour aller dans mes obsessions à moi. Et j'ai beaucoup trop d'admiration pour son talent pour aspirer à donner l'équivalent. »

Il y a un an, Schwartz a ressenti l'envie d'être à Montréal, d'être dans d'autres modes artistiques que le jeu théâtral, et d'un commun accord, avec Mouawad a décidé d'explorer son propre chemin, incluant des expériences en musique.

Son éloignement momentané lui a valu un retour en force dans le milieu du théâtre, alors qu'il est présenté parmi les éléments de la relève au FTA.

« Je suis très reconnaissant. Je trouve que c'est l'événement théâtral le plus intéressant qu'on a ici, et ça me fait vraiment plaisir d'être inscrit dans ce métissage et cette variété d'univers et de créateurs. Comme mon personnage, j'ai le désir de rendre universel ma création et le contexte international m'amène à ça. Cela dit, je leur avais proposé une première version du texte il y a trois ans, alors qu'il était tout autre, je les courtise depuis un moment. Mais c'est une belle marque de confiance et d'encouragement de savoir qu'on peut jouer dans cette cour. »

C'est donc un Schwartz mûr qui a été cueilli par le Festival Transamériques 2012, avec Nathan, présenté pour trois soirs seulement au Conservatoire d'art dramatique.

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Critique de Nathan au FTA

Les voix qui ouvrent la voie


par Marie-Paule Grimaldi

Si Nathan n’est pas la première création d’Emmanuel Schwartz, c’est dans celle-ci qu’il déploie l’univers ou les univers qui l’habitent, qu’il dévoile son paysage intérieur fait de diverses paroles, et c’est-ce qui fait le principal intérêt de cette pièce présentée au Festival Transamériques.

Pas que le spectacle manque d’histoire, au contraire : la fiction est bien là, complexe, foisonnante, exigeante, mirobolante, car Nathan, le narrateur, a besoin de fulgurance et de sens pour faire face à sa douleur. On assiste à une saga familiale construite sur beaucoup de mots et un peu de poésie, dans une densité et une hyper-théâtralité complètement assumée.

Dans une scénographie ouverte faite de quelques tables et de chaises dans lequel la lumière circoncit les différents espaces et temps, ce sont les mots qui règnent et qui sont la chair du spectacle.

Dans Nathan, on raconte beaucoup plus que l’on voit, ce qui n’empêchera pas les acteurs d’incarner leurs personnages avec vérité, et non comme de simples porte-étendards de l’auteur.

Pourtant, avec de nombreuses mises en abymes frontales, on nous dit carrément « Voici le comédien qui interprétera... », et on se promène constamment entre sur-intellectualisation et dramatisation du propos.

Mais les comédiens ont tous fait preuve de générosité et se laissent habiter par ces voix que l’auteur a su entendre et pousser jusqu’au bout, même dans leur révolte de personnages (« Il serait temps que j’arrive maintenant », nous dit l’oncle).

Et cet ensemble éclaté tient dans un condensé d’hyper-sensibilité intellectuelle et émotive qui sature chaque instant, à la limite d’une impression maniac et psychotique.

Nathan est à l’hôpital après avoir brûlé de l’intérieur, sa famille dysfonctionnelle réunit autour de lui. Mais l’âme de Nathan (Étienne Pilon, encore troublant) nous parle car il a un immense besoin de raconter son histoire, celle de sa famille, depuis l’arrivée de son premier ancêtre en Amérique.

Autour de lui, la mère auteure, alcoolique et dépressive (« Maintenant que nos enfants prennent en feu de peine et de tristesse »), ses deux frères qui complètent les triplets, l’un musicien (Francis La Haye, réellement à la musique du spectacle) et l’autre coké, le père voleur, fugueur et revenu, la courageuse cousine rescapée (Ève Pressault, encore plus forte lorsque vulnérable), le policier-ami de la famille (Mani Soleymanlou, indispensable liant), mais aussi le fantôme de la tante (lumineuse Larissa Corriveau) et de l’oncle et amant du père, en fait absent mais venant narrer sa version des faits.

Ces deux personnages qui arriveront plus tard portent en eux plus d’utopie que de douleur et donnent un deuxième souffle au spectacle qui évite de justesse la lourdeur. Ils joueront aussi leurs ancêtres dans l’histoire réécrite par Nathan. Car si les incestes, les monstres et les meurtres s’enchaînent, on comprend que Nathan donne une dimension épique à une histoire somme toute grotesque et amplifie l’intensité du malheur, afin d’y survivre ou plutôt de s’y consumer.

L’éclairage projeté sur la grande toile de plastique blanche à l’arrière-plan indique des chiffres, de 1 à 64, autant de tableaux comme les 64 possibilités du Yi-King, livre des oracles chinois qui présente autant d’états au monde possibles.

Les transitions entre chaque tableau et les digressions continuelles se veulent électrifiantes, simples mais dynamiques, pourtant ce sont encore les moments les plus fragiles de la mise en scène, qui n’est que la deuxième signée d’Emmanuel Schwartz.

L’histoire gigantesque, à trop vouloir rassembler son propos et faire un minimum de cohérence, rabote certains aspects trop rapidement ou, au contraire, les tire par les cheveux, face à l’ampleur du projet déjà d’une durée de 2h30 plus entracte.

On pourrait passer son temps à chercher à comprendre et à tout analyser, mais c’est un chemin qui risque de décevoir surtout. Malgré les mots, les chiffres, les symboles et les idées pullulants, on peut absolument aborder Nathan (NathanBénédictestunYiKing) par le senti et même la contemplation.

Tous ceux qui connaissent le théâtre de Wajdi Mouawad y reconnaîtront les marques du maître et collaborateur, ce que Schwartz assume pleinement, ayant beaucoup grandit dans cette démarche, tel qu’il le raconte en entrevue.

Mais sachant que l’on a affaire à la même «école » on peut tout autant s’étonner de voir toute l’individualité d’Emmanuel Schwartz, son talent de créateur qui jaillit dans une intensité tout autre, une sincérité rare, une intensité fébrile, brûlante mais pas nécessairement explosive et beurrante, et une force de langage incomparable.

Et c’est surtout qu’on assiste de manière privilégiée à ce qui est encore les premiers pas d’un créateur qu’on sait déjà des plus prolifiques.

Nathan parle aussi de rêves de gloires, de dégoût du banal, des besoins mercantiles contre ceux de l’être, du désir, du souhait de résolution et plus encore (!), dans une narration surprenante, à la fois pompeuse et désopilante, mais surtout très assumée.

Le travail d’un artiste est aussi celui de faire des choix. Si le spectacle nous permet d’apercevoir l’ampleur de ce qui habite Emmanuel Schwartz, on comprend que cette envergure est encore balbutiante.

Nathan, du 26 au 28 mai, Conservatoire d'art dramatique, 4750 rue Henri-Julien, dans le cadre du 6e Festival Transamériques

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