Lettre à mes petits-fils pour leur anniversaire

2012/06/04 | Par Yv Bonnier Viger

Les manifestations sont légitimes mais il faut aller beaucoup plus loin

Vous aurez tous les deux 15 ans ces jours-ci. Pour votre anniversaire, j'aimerais vous offrir cette réflexion de votre grand-père sur ce Québec dans lequel vous allez bientôt entreprendre votre vie d'adulte.

Les carrés rouges, verts et blancs, le bruit des casseroles, les chants, les slogans, les rangées impressionnantes de boucliers casqués, les fumées lacrymogènes, les manifestations quotidiennes, etc. sont des symptômes d'une société qui refuse le changement qu'on cherche à lui imposer.

Ne vous méprenez pas, l'enjeu n'est pas ici le financement de nos universités. Des forces bien plus considérables sont à l'oeuvre et l'issue du combat modèlera considérablement la société dans laquelle vous allez vivre. Deux conceptions du monde s'affrontent.

Alors que j'avais votre âge, les jeunes adultes qui dirigeaient le Québec, motivés par l'horreur de la deuxième grande guerre mondiale et inspirés par la fin du colonialisme partout dans le monde, ont entrepris de créer un Québec fondé sur la collaboration, la coopération, l'équité et l'investissement collectif dans ce qui allait devenir des grands piliers de notre société : le système de santé, l'éducation, l'énergie électrique et le contrôle des leviers financiers.

Bien sûr, nous ne sommes pas allés au bout de cette logique. Ceux qui, aujourd'hui prétendent avoir les deux mains sur le volant, avaient déjà, au moment de votre naissance, les deux pieds sur les freins.

Je voudrais, avant de poursuivre, vous mettre en garde contre ce qui peut sembler être une image en noir et blanc. En réalité, les changements dont je parle se sont déroulés à travers des débats, des combats, des manifestations, des sursauts de violence parfois et jamais l'accord n’a été unanime.

Une chose est certaine, c'est que ce qu'on a appelé la révolution tranquille entraînait un changement radical du groupe qui allait pouvoir utiliser le pouvoir d'État pour faire les changements.

Vous serez peut-être étonnés d'apprendre que c'est le Parti libéral du Québec qui a été l'origine de tous ces changements. C'est sur cet élan que s'est construit le Québec que vous connaissez aujourd'hui. Mais ce Parti libéral a été modifié significativement avec l’arrivée de Jean Charest et le groupe qui le maintient en place.

Les valeurs de coopération, d’équité, de partage collectif des richesses ont été remplacées par l’esprit de compétition, d’enrichissement et de concentration des pouvoirs.

Par exemple, l’impôt qui est un instrument de redistribution efficace et équitable de la richesse, a été réduit pour être remplacé par les tarifs. Avec l’impôt, il est possible de nous payer collectivement des services qui sont disponibles pour tout le monde quand les gens en ont besoin. C’est loin d’être parfait mais en gros, les plus chanceux et les plus riches contribuent plus que les plus pauvres. Lorsqu’on adopte l’approche par tarif, celui qui utilise le service doit le payer au moment où il en a besoin. Évidemment, cela ne pose pas de problème pour les plus riches qui sont toujours capables de se payer ce qu'ils veulent au moment où ils le veulent. C'est loin d'être le cas pour les plus pauvres d'entre nous.

Il y a un autre aspect, bien plus subtil, à la tarification. Une fois les services tarifiés, il est assez facile de leur donner une valeur marchande et donc de les céder à des intérêts privés.

Bien sûr, il est possible de jouer dans les règles de l'impôt pour que les plus riches puissent payer le moins possible laissant tout le fardeau à ceux qui ne sont ni pauvres ni riches.

À l’inverse on pourrait argumenter que les tarifs peuvent être modulés selon les possibilités de payer. Mais vous comprenez qu'on est en face de deux systèmes dont l’un favorise une approche collective et l'autre une approche individuelle. C’est beaucoup ce qui est en jeu dans ce que nous vivons aujourd'hui.

Mais revenons à la situation plus immédiate que nous vivons. Je me pose quelques questions. Quel est l’intérêt de voir la situation sociale se détériorer au Québec maintenant ? À qui cela peut-il profiter ?

Vous savez peut-être que, dans nos démocraties occidentales, les gouvernements sont le résultat d’une coalition plus ou moins puissante et plus ou moins étendue de personnes dont les intérêts convergent à un nomment donné. Ce sont les plus puissants à l’intérieur de cette coalition qui exercent véritablement le pouvoir par le biais du premier ministre et de certains ministres.

Or les dirigeants actuels de la coalition qui supporte le pouvoir du premier ministre Jean Charest sont aux prises, de plus en plus ouvertement, avec des problèmes de corruption et de népotisme. En fait, il est même possible que le crime organisé contrôle une partie importante de l’appareil d’État.

Jean Charest semble avoir fait le maximum pour le camoufler et retarder les enquêtes mais les récentes arrestations, les accusations sur la scène internationale, la mise en place de la Commission Charbonneau, etc. ne lui permettent plus de manoeuvrer comme il l’a fait jusqu’ici, en temporisant et en remettant toujours à plus tard les décisions douloureuses.

Les autres intérêts qui sont en jeu et qui sont certainement liés à ceux dont on vient de parler, ce sont ceux de l’industrie des hydrocarbures et les grandes minières ainsi que toutes les grandes industries connexes. Les sommes en jeu pour l’exploitation du sous-sol québécois sont colossales.

Or avec l’actuelle loi des mines, le bradage de nos richesses naturelles est scandaleux. La loi en préparation ne prévoit pas modifier substantiellement la situation. L’indignation de la population a stoppé l’exploitation des 31 puits de gaz de schistes qui ont été forés jusqu’ici. Mais on prévoit en forer environ 10 000, à raison de 500 par année, sur plusieurs décennies.

Le plan Nord n’est pas un plan de développement du nord du Québec mais une vente à rabais de nos richesses minières sans aucune perspective à long terme.

Le Québec n’est pas prêt à accepter tout cela sans rechigner.

Les théories de l’exercice du pouvoir proposent une façon de s’en sortir dans des situations semblables. Il faut trouver une façon de détourner les regards. N’est-il pas plausible que la crise des frais de scolarité ait été savamment instrumentée à cette fin ? Voyons un peu.

On a amorcé la chose avec une provocation choc, une augmentation de 75% des frais, un chiffre qui contraste spectaculairement avec les hausses tarifaires, les hausses de revenus, la hausse du coût de la vie, la hausse des taux d’intérêts, etc. qui toutes se situent dans une fourchette de 1,5 à 6 % depuis plusieurs années. Cela frappe l’imaginaire.

De plus, cette hausse est dirigée vers une couche de population instruite et revendicatrice qui a des capacités de mobilisation. La révolte gronde et on laisse mijoter la sauce. Après près de dix semaines, on se montre bon prince en proposant d’atténuer les effets pour les plus démunis, tout en se montrant intransigeant sur la décision initiale.

La violence s’installe et on ne contrôle pas les éléments connus de la police qui les provoquent. On installe la confrontation et on ne permet pas à la ministre responsable du dossier de trouver une solution négociée. Inconfortable avec le rôle qu’on lui demande de jouer, elle démissionne.

Le climat social est assez perturbé pour qu’il devienne le sujet de préoccupation principal et que le pourrissement moral de la coalition au pouvoir passe sous le radar. La loi spéciale, répressive et conçue pour frapper l’imagination avec ses amendes dramatiques accentue la détérioration du climat et s’auto-justifie. Si nécessaire, la coalition pourra obtenir des pouvoirs plus grands et plus discrétionnaires au nom de la loi et de l’ordre. Alors la coalition pourra poursuivre ses activités en toute impunité.

L’exercice de négociation récent et sa rupture abrupte, malgré une proposition somme toute raisonnable, accentue cette impression que le jeu est bien planifié dans ses grandes lignes. En fait, on a même l’impression que ce n’est plus le parti libéral dans son ensemble qui mène le jeu, mais un petit groupe qui maintient le pouvoir de Jean Charest et de sa garde rapprochée.

Cette hypothèse me semble actuellement la plus plausible. De plus, elle est viable dans le contexte de la gouverne conservatrice à Ottawa où on utilise la même recette à une autre échelle.

Que fait-on dans une telle situation ?

S’il reste un espace démocratique au Québec pour changer les choses pacifiquement, ce sera lors des prochaines élections. Il est certain que la coalition au pouvoir va tout faire pour maintenir le parti libéral ou la Coalition pour l’Avenir du Québec au pouvoir.

Notre espoir est de créer une large coalition citoyenne et démocratique pour mettre de l’avant la société que nous voulons : coopérative, participative, équitable, respectueuse des talents de chacun, fondée sur la reconnaissance et le partage équitable de nos richesse collectives qu’il s’agisse de l’eau, la forêt, l’énergie, le sous-sol, etc., mettant en commun nos ressources pour donner accès à tous à l’éducation, la santé, le bien-être…

Pour cela, il faut nous assurer de retirer le pouvoir d’État des mains de ceux qui, au contraire, veulent s’enrichir au dépens de la richesse collective.

Les manifestations sont légitimes mais il faut aller beaucoup plus loin. Toute cette énergie qui bouillonne peut être canalisée pour instaurer un véritable débat dans toutes les villes et villages du Québec. Chaque manifestation, chaque festival, chaque réunion municipale ou pourrait être l’occasion de débats sur les enjeux sociaux qui nous concernent.

Il faudra en appeler à tous les libéraux qui se sentent floués, à tous les péquistes qui refusent de jouer le jeu de ceux qui tirent les ficelles du pouvoir, à tous les militants des autres partis politiques, à tous les sans partis et à toutes les personnes de bonne volonté. Il nous faudra convenir non seulement d'un but commun mais aussi d'une stratégie électorale commune qui nous permettra réellement de changer les détenteurs du pouvoir d'État.

Alors Marhé et Jean-Édouard, voilà ce que j’ai en tête et que je voulais vous confier en vous souhaitant un bon anniversaire !

Je vous embrasse…


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