La génération A B C

2012/06/05 | Par Simone Landry

L’auteure est professeure retraitée du Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal.

Note liminaire. Au moment où j’ai écrit ce texte, les négociations entre le gouvernement et les porte-parole des associations étudiantes étaient en cours. Quel qu’en soit le résultat, la génération A B C mérite qu’on la reconnaisse et qu’on la remercie pour ce grand réveil québécois.

Hier soir, revenant de mon village du Bas-du-Fleuve, où j’ai le bonheur de passer les mois d’été, nous sommes arrêtés, mon compagnon et moi, à Longueuil, pour y laisser chez ma fille les livres que Jeanne, 8 ans, l’aînée de mes petits-enfants, avait oubliés lors de leur dernier séjour. Isabelle m’ouvrit avec un sourire radieux et un carré rouge à sa camisole : « Je regarde les juristes qui manifestent contre la loi 78, maman ! C’est formidable ! Et plus tôt, je suis allée avec Jeanne participer dans mon quartier au tintamarre des casseroles ! »

Nous sommes, bien sûr, au printemps 2012, ce grand printemps du réveil politique d’une jeunesse que l’on avait cru enfermée dans l’individualisme des enfants-rois-sans-avenir-parce-que-les-boomers-ont-tout-pris, les X et les Y et ceux qui les suivent, les Z. Conflit de génération, vraiment ? La majeure partie des contestataires d’aujourd’hui ont sans doute entre 18 et 25 ans, ils sont nés - approximativement – entre 1987 et 1994. Des Z ?

Ces garçons et ces filles qui font ou ne font pas la grève illimitée, qui prennent inlassablement la rue depuis des semaines, tout d’abord contre une hausse des droits de scolarité ou pour l’abolition pure et simple de ces droits, ont vu se greffer à eux des gens de tous âges, des X, des Y, des jeunes et vieux boomers1, et des plus vieux encore, comme moi, qui suis un bon produit d’avant-guerre… Mais ils ne sont pas tous là. Il y a ici, comme pour toutes les générations antérieures qui ont connu des visions idéologiques antagonistes, un clivage sociopolitique et non pas générationnel. L’on ne peut d’ailleurs analyser les grands remous qui traversent actuellement la société québécoise sous le seul angle de la question des droits de scolarité. Tous ceux et celles qui ont participé, aux grandes manifestations des 22 mars, avril, et mai, jeunes et moins jeunes, familles avec des tout petits en poussette ou sur les épaules des papas, tous ceux et celles qui, depuis une semaine, chaque soir, cassent leurs cuillères de bois en tapant sur leurs casseroles, ceux qui chaque nuit, beau temps mauvais temps manifestent dans les rues de Montréal, risquant de se faire embarquer par les policiers, à cause de l’inique loi 78, adoptée le 18 mai 2012, tout ce beau monde sait bien qu’il ne s’agit pas que de droits de scolarité.

Il y a eu, dans un passé récent, la crise financière issue des mauvaises pratiques américaines, il y a eu le printemps arabe, avec ses manifestations monstres, ses violences, la chute de plusieurs de ses dictateurs, il y a eu le mouvement des occupations de lieux symboliques, Wall Street à New York, le Square Victoria à Montréal. Il y a eu la dénonciation de la possession de 24% richesses aux États-Unis par 1% de la population. We are the 99% ! Il y a eu l’indignation partout dans le monde occidental.

Au cours de la dernière décennie, la montée d’un capitalisme et d’un néo-libéralisme débridés, dont les effets pervers ont commencé de se manifester en Europe, a réveillé des populations qui, touchées dans leur survie même, se révoltent, démettent leurs dirigeants, descendent dans les rues en Grèce, en Espagne, en Italie… En France, on vient d’élire un président normal, socialiste, après le bling-bling du dernier quinquennat.

Ici même, dans le plusss beau pays au monde, le harpérisme triomphant nous amène presque à regretter Chrétien, le fossoyeur du référendum de 1995… Sans états d’âme, le gouvernement Harper, tristement majoritaire depuis un an, démantèle les institutions sociales et culturelles au Québec, en coupant les vivres aux organismes communautaires ou démocratiques, en réduisant à sa portion congrue le personnel des organismes culturels, en menaçant d’asphyxie les travailleurs saisonniers de la pêche et de la forêt, pendant les mois d’hiver. J’en passe, j’en passe ! Portant fièrement le flambeau du conservatisme, il proclame haut et fort l’appartenance du Canada à la monarchie constitutionnelle britannique et s’apprête à dépenser des millions pour célébrer le jubilé de la reine, avec nos deniers…

Au Québec, l’inénarrable chef du Parti Libéral a essuyé défaite sur défaite avec l’affaire du Suroît, celle du Mont-Orford, celle des gaz de schistes. Les citoyens se sont levés aussi contre l’installation de ports méthaniers près des agglomérations… La corruption dans l’univers de la construction et la collusion du gouvernement Charest avec les entreprises de construction, la mafia, les casseurs de certains syndicats, son refus pendant deux ans de mettre sur pied une commission d’enquête sur ces questions, voilà qui vient s’ajouter aux hauts faits de ce premier ministre.

Les jeunes Québécois ne sont ni aveugles, ni sourds. Les boomers, jeunes et vieux, ne le sont pas non plus, mais eux qui se sont battus pendant presque trois décennies pour faire advenir le pays, eux qui ont été honteusement trompés par les libéraux d’Ottawa en 1995, se sont réveillés navrés et fatigués au lendemain de la défaite crève-cœur de 1995. Au lendemain d’un référendum volé, on le sait maintenant. Ils se sont levés ponctuellement pour les causes les touchant immédiatement que j’évoque plus haut.

Les étudiants aussi, se sont levés de temps en temps. Et Charest croyait bien que, cette fois encore, leur mouvement s’essoufflerait au bout de quelques semaines. On connaît la suite.

Les jeunes de cette génération participent à une autre sorte de mouvement social, que l’on a cru d’abord uniquement ludique et plutôt futile. Nous, les plus vieux, avons un peu levé le nez sur les Facebook, Twitter et autres YouTube d’un peu partout dans le monde. Nous les avons pris beaucoup plus au sérieux avec la révolte des pays arabes, puis avec celle des indignés. À la vitesse de l’éclair, sur les réseaux sociaux, s’est développée la solidarité de ces jeunes, leur capacité à s’engager pour une cause plus vaste, plus importante que la session au cégep ou à l’université, qu’ils se sont montrés prêts, pour le tiers d’entre eux, à sacrifier au nom de la démocratie. Ils ont refusé le mépris affiché par le premier ministre. Leurs porte-parole, Léo Bureau-Blouin, Martine Desjardins et Gabriel Nadeau-Dubois, ont étonné par la facilité et l’intelligence avec laquelle ils ont su répondre aux questions les plus complexes que les interviewers chevronnés de nos réseaux publics et privés leur ont posés. À aucun moment ils ne se sont laissé désarçonner par les stratégies maladroites et arrogantes des Charest, Beauchamp et Courchesne.

Loin de les ébranler, la loi spéciale décriée partout les a amenés à la transgression, ne serait-ce que par le refus d’y obtempérer en donnant aux policiers le trajet des manifestations. Elle a galvanisé aussi tous ceux et celles qui appuyaient le mouvement social mis en branle par les étudiants. Elle a donné naissance au tintamarre des casseroles qui anime chaque soir les quartiers des grandes villes, les villes et les villages.

Tout en laissant aux étudiants l’avant-scène, la gauche québécoise, pour qui l’espoir d’une contestation massive des politiques de la droite triomphaliste s’étiolait depuis belle lurette, s’est mise à relever la tête. Elle regarde toujours avec admiration cette nouvelle génération, que j’appelle pour ma part la génération A B C : Ardente, Brillante, Courageuse.

Autorisation est ici donnée à tous ceux et celles qui veulent diffuser ce texte, en tout ou en partie, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, de le faire, à seule condition de mentionner que j’en suis l’auteure.


Simone Landry, 29 mai 2012


1 La typologie des vieux boomers (personnes nées entre 1946 et 1956), des jeunes boomers (entre 1956 et 1966), de la génération X (entre 1966 et 1976) et de la génération des Y (entre 1976 et 1986) est tirée d’une communication de Jacques Légaré et Pierre-Olivier Ménard (2008), du département de démographie de l’Université Montréal, intitulée « Les générations X et Y, vraiment différentes des précédentes ? » (consulté le 29 mai 2012)

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