Théâtre-choc des Balkans

2012/06/06 | Par Marie-Paule Grimaldi

Si «  le véritable rôle de l’artiste est d’entrer en relation avec l’inconscient collectif de son peuple, d’avoir ce courage d’abord » comme le disait Pol Pelletier dans son entrevue donnée à L’aut’journal, le metteur en scène Oliver Frljic et le Mladinsko Theatre (Croatie et Slovénie) sont de véritables artistes, de ceux qui changent le monde par leur passage.

Maudit soit le traître à sa patrie!, trop vite passé dans le cadre du Festival Transamériques, utilise la violence sur scène, directe ou insidieuse, qui fait onde de choc et confronte intimement pour dénoncer la montée du nationalisme, de l’intransigeance et de la guerre, en nous, et autour de nous.

Utilisant à la fois la vérité et le sensationnalisme, dans une esthétique dépouillée, ramenée à la simple présence des acteurs et leur propos, Maudit soit le traitre à sa patrie! fait passer Castellucci pour un enfant de chœur sur la question de la provocation.

La pièce s’ouvre sur les comédiens morts par terre, qui jouent une dernière mélodie pour leur enterrement et quittent la scène. Ils reviennent un à un se placer à l’avant pour raconter une anecdote sur différents acteurs qui auraient été tous grandement marqués par « la fameuse scène de la branlette » dans une autre pièce d’Olivier Frljic, un propos avec peu d’humilité et beaucoup d’autodérision, drôle.

Mais avant que le dernier ait pu finir son histoire, un autre à l’arrière les tire tous avec un pistolet à blanc, et nous crie « Qu’est-ce que vous regardez femmelettes québécois?! » et il se tire dans la jambe. Ils tombent, se relèvent, c’est du théâtre, on recommence.

Une chanson traditionnelle joue « Pleure montagne », ils pleurent aussi, se déshabillent, évoquent un moment historique, et se font tirer. Puis c’est le défilé de mannequins, drapés de l’emblème yougoslave et armés. Les comédiens se rhabillent, parlent entre eux : « Et toi, tu n’as pas une maison en Croatie? Ta mère est Croate? Mais toi tu es Slovène? Comment est-ce possible? ».

Un interrogatoire de plus en plus agressant, malsain, sur un des leur qui se termine en rire d’amis, suivi rapidement du meurtre de l’interrogé. Puis ce sera « Et toi, ta femme, elle vient d’où? », et des tirs sur l’homme, les homosexuels, les tziganes, un viol et meurtre de femme... « Qu’est-ce que vous regardez public de merde », bang! Mais c’est du théâtre, on recommence, on continue.

À un moment, l’acteur qui use du pistolet à tout moment s’adresse au public, en nous disant qu’il devait jouer un Serbe qui insulte l’audience slovène, mais le discours est adapté pour nous : « Toi, tu crois que tu es cool, que tu n’es pas comme ça, mais que fais-tu avec tes Premières Nations, tu les laisses vivre en enfer, tu n’es qu’une colonie » et quelques autres vérités crues sur notre société. « Vous n’avez aucune idée de ce que vous êtes en train de voir, et vous allez rester assis jusqu’à ce que vous vous mettiez à réfléchir ». Et il tire vers nous.

Mais ce procès, ils le feront à eux-mêmes aussi, mettant en scène leurs discussions et dévoilant leur pensées intimes, alors qu’une des comédiennes veut quitter le projet (ce qui est réellement arrivé dans le processus de création).

Elle a travaillé dans les camps de réfugiés, et de toute la douleur ressentie, elle trouve inacceptable de traiter ainsi de ce sujet. On entend tous les reproches de ses confrères, la jalousie, leurs trahisons, leur soif de pouvoir, leur individualisme, dans une confession cruelle qui clôt le spectacle. La guerre, la violence, l’intolérance vivent d’abord en chacun de nous.

La mort et la conscience de sa propre mort possible entraînent automatiquement une réflexion sur la responsabilité individuelle, un des enjeux de cette création. Suivant ce chemin, la troupe s’est prêté à un exercice de vérité, sur eux-mêmes, jusqu’à leur sexualité (ils s’adressent au public « Si je devais baiser quelqu’un, ça serait vous monsieur, je vous licherais le c...), et sur leur société, afin de dénoncer cette vérité et de regarder le réel en face, aussi douloureux qu’il puisse être.

Ici le théâtre nous accompagne dans la prise de conscience, nous y propulse même malgré nous. La pièce est ingénieuse et formidable sans être agréable, mais culmine la possible puissance de l’acte artistique et nous ébranle.

Le titre de la pièce est la dernière strophe de l’hymne national de l’ex-Yougoslavie, démantelée après un régime communiste qui a duré près de 50 ans auquel ont suivi de nombreux conflits sanglants, éloignés mais dont plusieurs peuvent encore se rappeler (ceux de la Bosnie et Croatie datant du début des années 90 et le Kosovo de l’an 2000).

La pièce a été montée pour être jouée devant les publics des Balkans, pour qui la proximité de l’œuvre avec leur réalité doit amener des dimensions encore plus intrinsèques. Les acteurs racontent qu’ils reçoivent toutes sortes de témoignages suite aux représentations, dont une femme qui a dit qu’elle n’avait jamais rien fait pour agir pendant la guerre, pour aider, et qu’elle s’en voulait terriblement. Le spectacle lui a donné l’occasion pour la première fois d’assumer son sentiment.

Le Mladinsko Theatre est une troupe avec des acteurs permanents, qui se connaissent et se côtoient depuis très longtemps, ce qui leur a permis de se jeter avec unité et compassion dans le projet proposé par Frljic, metteur en scène invité, de prendre le risque de se mettre en scène eux-mêmes comme acteurs et citoyens, en plus de faire tourner la pièce plus longtemps et à l’international.

Mais quelle résonnance ce projet si adressé à une culture peut-il trouver dans la nôtre? Partout où il a été présenté, Maudit soit le traître à sa patrie! relève les problématiques de chaque pays qu’il visite. Et le choc fut cinglant pour les quelques centaines de personnes qui ont l’ont vu, ici au Québec, dans ce pays pas encore fait, alors que le tumulte social accentue plus que jamais nos différences et les radicalise, et que la colère monte.

La provocation est un véritable moteur de ce spectacle et va très loin, mais notre réflexion se doit d’être aussi profonde, si nous souhaitons être conscient, intègre, et éviter les pièges que l’Histoire nous présente. Merci théâtre de nous donner autant.

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