La gauche et le Québec : vers un autre rendez-vous manqué?

2012/06/13 | Par Pierre Dubuc

C’est au mois d’août, à la reprise des cours, que les volets les plus répressifs de la loi 78 apparaîtront au grand jour. La loi abolit le droit de grève, oblige les associations étudiantes et les syndicats d’enseignants à jouer un rôle policier en les rendant responsables des actions de leurs membres, sous peine de condamnations à des pénalités exorbitantes.

Des libertés fondamentales sont en jeu. Elles devront être défendues par toutes les organisations syndicales et progressistes avec la même détermination, le même courage, que ceux dont ont fait preuve jusqu’à maintenant les étudiantes et les étudiants.

La grève étudiante est aujourd’hui la ligne de front d’un affrontement beaucoup plus large, qui s’étend à l’ensemble de l’Amérique du Nord et à plusieurs pays européens.

Le 5 juin dernier, le gouverneur républicain Scott Walker du Wisconsin célébrait sa victoire contre le mouvement syndical de son État en incitant les hommes politiques « du pays et du monde entier » à l’imiter et à « se tenir debout » face au monde syndical.

Dans l’édition du 9 juin dernier du Globe and Mail, le journaliste Konrad Yakabuski démontrait comment cet appel avait donné des ailes au mouvement antisyndical aux États-Unis, non seulement dans les administrations étatiques contrôlées par les Républicains, mais également dans celles gérées par des Démocrates.

Au Canada, Stephen Harper est déjà au diapason avec son attaque frontale contre la fonction publique fédérale et, au Québec, Jean Charest s’aiguise les dents sur le mouvement étudiant. Pas besoin d’être devin pour réaliser qu’un gouvernement Charest réélu servirait au mouvement syndical la même médecine qu’au mouvement étudiant. Aujourd’hui, c’est le « droit d’étudier »; demain, ce sera le « droit de travailler »!

Alors, que faire au-delà d’opposer une résistance opiniâtre sur le terrain syndical?

D’abord, apprécier correctement la conjoncture politique. L’extraordinaire mobilisation étudiante ne doit pas nous faire perdre de vue l’ampleur de la vague de droite qui déferle sur l’Amérique du Nord. Le Grand Capital est à l’offensive. Le mouvement syndical et populaire est sur la défensive.

Deuxièmement, il ne faut pas céder au culte de la spontanéité. En Égypte, un vaste mouvement populaire spontané a bouté Moubarak dehors. Cependant, les forces démocratiques et progressistes qui ont animé ce mouvement ont aujourd’hui la nette impression de s’être fait confisquer leur révolution par les Frères musulmans qui, bien qu’ils aient rallié très tard le mouvement populaire, ont remporté haut la main les élections qui ont suivi parce qu’ils étaient organisés.

Le vaste mouvement spontané d’appui à la lutte étudiante doit également prendre une forme organisée et se propulser sur le terrain politique. Sinon, le gouvernement Charest, à la faveur d’une crise qu’il aura provoquée de toutes pièces, pourrait être réélu.

Troisièmement, il faut tenir compte des caractéristiques de la situation politique propre au Québec et au Canada. Au Canada anglais, s’exprime la crainte de voir le mouvement étudiant fusionné avec le mouvement souverainiste.

Après avoir pratiquement ignoré le conflit étudiant au Québec pendant de longs mois, le Globe and Mail de Toronto y consacrait, le 2 juin dernier, sa page frontispice et un dossier de deux pages, sous le titre « Ce n’est plus à propos des droits de scolarité », tout en se demandant « ce que cela signifie pour le Canada ».

Le journaliste rappelle que « les politiques nationalistes et progressistes se superposent souvent au Québec » et rapporte les propos de Jacques Parizeau, commentant le conflit étudiant : « Tous les chemins mènent à Rome. Toutes les discussions au Québec aboutissent invariablement à : qu'est-ce qu'on veut faire de notre Québec? »

Pour inquiéter encore davantage le lectorat du Canada anglais, le dossier souligne que les conflits étudiants précédents ont produit des générations de leaders souverainistes avec à l’appui des photos de Bernard Landry, Gilles Duceppe et Louise Harel.

Ce dossier confirme l’état d’esprit que révèle une lecture régulière et attentive de la presse canadienne anglaise. Pour aucune considération, on ne veut revivre la « Grande Frousse » de 1995. Même avec, à sa tête, Mme Marois, que plusieurs indépendantistes jugent trop « molle » sur la question nationale, le Parti Québécois représente un risque qu’on ne veut pas courir. Tout doit être mis en œuvre pour bloquer son accession au pouvoir.

On a d’abord cherché à provoquer une scission au sein du Parti Québécois avec la CAQ de Sirois-Legault, un parti politique créé de toutes pièces à coups de premières pages chantant les louanges de son leader et de sondages truqués du tandem Québecor-Léger Marketing. Mais la manœuvre a échoué. On se rabat donc sur « Capitaine Canada », Jean Charest.

Un autre obstacle que l’opposition progressiste et souverainiste à Charest doit surmonter est sa division entre plusieurs partis politiques, et principalement entre le Parti Québécois et Québec solidaire.

Aux appels à l’unité lancés par différentes personnalités et regroupements, Françoise David, la porte-parole de Québec solidaire, a présenté une fin de non-recevoir en déclarant, selon Le Devoir, que « l’axe gauche-droite importe davantage en ces temps de casseroles que l’axe souverainiste-fédéraliste ».

Une telle prise de position rappelle de biens mauvais souvenirs à ceux qui ont connu les débats de la gauche des années 1970. À cette époque, la gauche devait aussi se situer face au Parti Québécois que plusieurs trouvaient trop à droite, malgré « son préjugé favorable aux travailleurs ». Il vaut la peine d’y revenir, si on veut profiter de l’expérience passée*.

Dans un ouvrage remarquable, « L’urgence de choisir », l’ancien felquiste Pierre Vallières tirait en 1972 des leçons de la Crise d’Octobre que méritent de méditer tous ceux qui, aujourd’hui, se réveillent avec des « fantasmes insurrectionnels ».

« On ne provoque pas, écrit Vallières, au nom du peuple l’armée du pouvoir en place quand on ne possède pas soi-même une armée dans laquelle un peuple peut se reconnaître, s’intégrer consciemment, et par un combat politique, s’acheminer vers la conquête du pouvoir politique et la réalisation de ses objectifs sociaux. »

Vallières préconise alors l’entrée de la gauche dans le Parti Québécois pour une alliance entre les souverainistes, le mouvement syndical et les membres des comités de citoyens, très actifs à l’époque. Cette stratégie est basée sur une analyse fine et complexe des rapports entre classes sociales et nations en Amérique du Nord.

Sa conclusion est toujours valable : « Le mouvement indépendantiste québécois a un contenu objectivement progressiste et révolutionnaire » et « le PQ constitue la principale force stratégique de ce mouvement indépendantiste ».

Sa proposition est évidemment reçue froidement par René Lévesque, mais également par une large partie de la gauche, qui rêve de révolution socialiste.

Quelques mois plus tard, Charles Gagnon, l’ancien frère d’armes de Vallières au sein du FLQ, publie « Pour le Parti prolétarien ». Ce sera l’acte fondateur du mouvement maoïste québécois, qui donnera le groupe En Lutte et le Parti communiste ouvrier (PCO).

Malheureusement, il n’y eut pas de réplique de Pierre Vallières. Quelques semaines après la publication de L’Urgence de choisir, il choisit d’abandonner la vie politique et il se réfugie dans une commune dans la région de Mont-Laurier pour vivre « sa sensibilité singulière, ses « désirs ‘‘ privés’’ » et ses « songes intimes », comme il le révélera plus tard dans Les héritiers de Papineau.

En 1976, lors de la grève générale de 24 heures du mouvement syndical canadien contre le gel des salaires du gouvernement Trudeau, le groupe En Lutte décrète que « la Révolution socialiste est commencée »!

Sur le terrain proprement politique, le Parti Québécois devient la cible principale des deux groupes maoïstes. Le slogan à la mode est « Parti Québécois, parti bourgeois ». Mais aucun qualificatif semblable n’est accolé au Parti Libéral(!)

Lors du référendum de 1980, En Lutte et le PCO prônent l’annulation, ce qui, dans le contexte, n’est que la forme déguisée du NON.

Quelques mois plus tard, les deux organisations entrent dans une profonde crise qui va mener à leur dissolution. La révolution socialiste pourra attendre. Au cœur de cette crise, on retrouve leur position erronée sur la question nationale.

Plusieurs des militantes et militants de cette époque en ont tiré les leçons qui s’imposent. D’autres, comme Françoise David, qui militait à l’époque au groupe En Lutte, croit toujours que « l’axe gauche-droite importe davantage que l’axe souverainiste-fédéraliste ».

Force est de constater que le Globe and Mail a une meilleure compréhension de la dynamique politique au Québec lorsqu’il reconnaît que « les politiques nationalistes et progressistes se superposent souvent au Québec ».

Dans les années 1980, la gauche a manqué son rendez-vous avec l’Histoire. Pouvons-nous aujourd’hui nous permettre un autre rendez-vous manqué?

* Une analyse détaillée de cette période est parue dans l’ouvrage de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, publiée aux Éditions Trois-Pistoles en 2003. De larges extraits peuvent être consultés sur le site de l’aut’journal.


Consultez notre dossier :
Vers un autre rendez-vous manqué de la gauche?


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