Débat d’idées sur le conflit étudiant et autodéfense intellectuelle

2012/08/07 | Par Serge Proulx

LES INDIGNÉS D’OCCUPY WALL STREET, et ceux qui les ont imités ailleurs, se sont ralliés autour d’un slogan : «Nous sommes les 99%.» Outrés par la part démesurée de la richesse détenue par une petite minorité dans les sociétés dites démocratiques, ils ont ainsi remis à l’agenda politique l’espoir d’un monde plus juste et ont ignoré, au moins pour un temps, le réflexe politique contemporain qui mise plus sur l’horizon à craindre – crises économiques, catastrophes écologiques, épidémies – que sur la possibilité d’un avenir meilleur.

D. Robichaud et P. Turmel, La juste part


Le conflit étudiant est devenu un enjeu électoral. Sur le plan des idées, le citoyen doit pouvoir examiner les arguments qui sont présentés et faire la part des choses. Dans ce contexte, un petit cours d’autodéfense intellectuelle s’avère fort utile. (1) On y apprend à repérer des arguments trompeurs qui induisent en erreurs – volontairement ou non. Qu’en est-il de «la juste part» des étudiants dans le contexte du financement des universités ?

Voici un exemple d’argument qui se retourne contre lui-même lorsqu’on pratique l’autodéfense intellectuelle.


Extrait du journal Le Devoir

Ainsi, le chef libéral estime que la décision d’augmenter de 75 % les droits de scolarité sur une période de cinq ans était en fait une « décision de société ». Selon lui, il ne fait aucun doute que le Québec doit se « battre » pour défendre ses universités et que ce combat passe par une hausse de la contribution étudiante. Il a alors rappelé que lorsqu’il était jeune, tout le monde, dans sa famille, devait « faire sa part » à la maison.

«Charest est sur le pied de guerre», Le Devoir, 1 août 2012.


La fausse analogie. (2)

En contexte familial, le «chacun fait sa part» possède deux caractéristiques fondamentales que le recours à l’analogie de la vie familiale pour convaincre du bien fondé de la hausse des frais de scolarité élude complètement. Utiliser cette analogie pour renforcer une «décision de société», en l’occurrence, que les étudiants doivent faire leur part dans le financement des universités, c’est faire usage d’une «fausse analogie» qu’il convient d’éviter pour ne pas induire en erreur.

i) L’usage fautif de l’analogie familiale en regard des deux caractéristiques fondamentales du «chacun fait sa part à la maison».

Lorsqu’un parent demande à chaque membre de la famille de faire sa part, ce qui est visé, c’est la concorde et l’harmonie au sein de la famille. Chacun doit faire sa part, aucun ne doit devenir le serviteur ou l’esclave des autres. De plus, en demandant à chacun de faire sa part, le parent demande une contribution qui est proportionnée aux capacités de chacun. Ainsi, il ne demandera pas à un enfant de sept ans une contribution identique à celle d’un adolescent de douze ans. Le «chacun fait sa part», dans la vie familiale, repose fondamentalement sur ce que chacun est en mesure de faire ou de donner. Il sollicite intelligemment la responsabilité individuelle de chacun pour assurer une bonne entente entre tous dans la perspective d’une éducation à une saine coopération des frères et sœurs, des parents et des enfants.


La juste part demandée aux étudiants contredit les deux caractéristiques fondamentales du «chacun fait sa part à la maison», à savoir :

  1. ce qui est visé : la concorde et l’harmonie au sein du groupe ;

  2. le «chacun fait sa part» conçu comme une responsabilité individuelle proportionnée aux capacités de chacun.


Premier aspect.

La juste part demandée aux étudiants mène-t-elle à la concorde, à l’harmonie sociale ?

Le printemps étudiant démontre nettement que ce n’est pas le cas. Cette demande a eu pour effet de diviser la population. D’aucuns diront que cette division a été causée uniquement par l’entêtement d’enfants gâtés (les jeunes d’aujourd’hui) qui étudient à l’université et qui veulent tout avoir sans rien donner en retour. Mais est-ce bien le cas ? Est-ce vraiment cet entêtement qui a produit la division sociale que nous avons connue?

Examinons l’effet de la proposition du gouvernement sur la population étudiante.

D’emblée, cette proposition qui comporte une bonification du régime des prêts et bourses crée trois catégories d’étudiants : 1) ceux qui n’ont droit à aucun prêt et à aucune bourse (ceux qui proviennent de familles ayant des revenus jugés suffisants pour payer la totalité des frais de scolarité et des frais afférents) ; 2) ceux qui ont droit à un prêt mais qui n’ont pas droit à une bourse (ceux dont les parents ont des revenus jugés suffisants pour payer une partie des frais occasionnés par les études universitaires) ; 3) ceux qui ont droit à un prêt et à une bourse (les étudiants provenant de milieux démunis pour lesquels les parents ne peuvent apporter aucune contribution financière).

Sur le plan social, cette proposition divise les étudiants en deux classes : ceux qui doivent s’endetter pour étudier (tous ceux qui doivent contracter des prêts) et ceux qui n’ont pas à le faire. De plus, parmi ceux qui n’ont pas à s’endetter dans le cadre du régime des prêts et bourses, certains doivent travailler parce que la contribution financière de leurs parents ne couvre pas toutes leurs dépenses alors que d’autres n’ont pas à travailler.

Bref, la proposition gouvernementale morcelle la population étudiante en différentes classes et en différentes catégories.

Ce morcellement assure-t-il une plus grande justice sociale ?

Les seuls qui peuvent faire leurs études sans avoir à contracter des prêts et sans avoir à travailler pour payer leurs dépenses sont les étudiants qui proviennent de familles nantis. Tous les autres proviennent de familles démunies ou de familles à revenus moyens – exception faite toutefois des étudiants provenant de familles nantis, mais dont les parents refusent de contribuer financièrement à leurs études. - Le morcellement produit par la proposition gouvernementale perpétue ainsi les «avantages» des nantis qui peuvent se consacrer entièrement à leurs études, ce qui explique sans doute en partie qu’un groupe d’étudiants – sont-ils majoritaires ? - soient pour la hausse des frais de scolarité selon les modalités proposées par le gouvernement.

(Il convient ici de noter que les réductions d’impôts consenties ces dernières années profitent d’abord et surtout aux nantis, à tel point que les économies générées par ces réductions leur permettent d’éponger largement l’augmentation des frais de scolarité, contrairement à ce qui se produit pour les moins nantis. Lorsque les étudiants prennent conscience de cet effet de la réduction des impôts et qu’ils font le lien avec l’augmentation des frais de scolarité exigés par le gouvernement, les intérêts des classes sociales leur apparaissent clairement. La discorde provient alors fondamentalement d’une proposition gouvernementale qui perpétue de «l’injustice sociale» - qui tend à protéger les privilèges du 1 % au détriment des 99 %.)


Deuxième aspect.

Qu’en est-il de la responsabilité individuelle des étudiants dans la part exigée d’eux?

Lorsque le droit aux prêts et bourses qui contribuent à payer les divers frais occasionnés par les études est d’abord déterminé par le revenu des parents, il faut se demander jusqu’où la responsabilité individuelle des étudiants se trouve alors impliquée ? Personne n’a eu rien à faire pour naître dans telle ou telle famille et c’est l’évidence même : la responsabilité des étudiants n’est engagée en aucune manière par le droit aux prêts et bourses créant les différentes catégories d’étudiants - lesquelles catégories reproduisent la division des classes sociales et contribuent à perpétuer les avantages des plus nantis.

ii) L’utilité d’une bonne compréhension de l’analogie de la vie familiale.

Si le recours à l’analogie de la vie familiale peut nous éclairer sur le conflit étudiant et la hausse des frais de scolarité, c’est bien pour nous faire comprendre que plutôt que d’en appeler à «la juste part» des étudiants, la proposition du gouvernement contribue au contraire à perpétuer une injustice sociale qui s’éloigne du principe de l’égalité des chances qui devrait pourtant guider nos politiques sociales. (3)

La fausse analogie que la pratique de l’autodéfense intellectuelle permet ainsi de repérer possède cette vertu appréciable de nous enligner dans l’horizon d’une plus juste rigueur intellectuelle – et de nous protéger de la démagogie.



(1) Petit cours d’autodéfense intellectuelle : c’est le titre d’un livre que Normand Baillargeon publiait en 2005. Des plus salutaire en cette période électorale. Voir, http://www.luxediteur.com/autodefenseintellectuelle

(2) La «fausse analogie» consiste à «[justifier] un jugement en invoquant une analogie entre deux phénomènes alors que ceux-ci diffèrent sur des points très importants» (Michel Métayer (2007), Qu’est-ce que la philosophie? À la découverte de la rationalité, Saint-Laurent, Éditions du Renouveau Pédagogique Inc. (293 pages), p. 39).

(3) La juste part – Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains : c’est aussi le titre d’un court essai que David Robichaud et Patrick Turmel viennent de faire paraître. Au chapitre 15 - «Pourquoi l’égalité profite à tout le monde» - les auteurs nous rappellent que depuis quinze ans de nombreuses études dans le champ de «l’économie comportementale» démontrent que «le niveau de bonheur d’une société est intimement lié à son niveau d’égalité». À méditer.

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