La CLASSE et « la diversité des tactiques »

2012/08/07 | Par Normand Beaudet

Tous les québécois devraient bien saisir la notion de diversité des tactiques. Cette doctrine de lutte aura une grande influence sur la suite de la lutte sociale présentement en cours au Québec. Je n’ai pas d’expertise particulière sur la question autre que d’avoir lu, échangé et fait face à de nombreuses personnes rattachées à cette doctrine de lutte. Voici aussi simplement que possible, ma façon d’aborder ces questions avec des étudiants qui m’abordent parfois lors de manifestations.



D’où vient cette doctrine?

On voit apparaître cette doctrine de lutte au début des années 80, en Angleterre; et en Allemagne. Nous sommes à ce moment en pleine crise de l’emploi affectant gravement les jeunes, et au cœur de la crise saur le déploiement des missiles de moyenne portée en Europe qui accroissent les risques de guerre nucléaire accidentelle.

Certains groupes anarchistes radicaux adhèrent à une véritable croyance du « No future »; la guerre nucléaire totale est à nos portes. Associée à cette croyance, une véritable analyse radicale critique de la société axée sur le niveau d’oppression et d’injustice des divers systèmes politique s’est élaborée, et a été adoptée par certains mouvements anarchistes.



Pourquoi cette doctrine?

La « Diversité des tactique » est associée à une forme d’anarchisme que je qualifierais du désespoir. Puisqu’il n’y a pas de future, ce qui compte avant tout, c’est de vivre, libre de contraintes, maintenant; et « de perturber ». Le système étant injuste et pourri, nous menant au chao, à la guerre nucléaire totale; on doit tout faire pour mettre du sable dans ses engrenages du système. On pourrait ainsi enclencher sa chute. Y’a pas de future anyway…  « Après moi le déluge » me semblerait un parallèle historique approprié.



Ca veut dire quoi, exactement, diversité des tactiques?

Fortement inspirés par le mouvement non-violent pour les droits civiques aux États-Unis, le mouvement pacifiste anti-guerre des années 80, tant en Angleterre qu’en Allemagne, a essentiellement utilisé avec un certain succès des moyens de lutte non violents pour empêcher les déploiements de missiles.

La « diversité des tactiques », c’est une contestation du cadre contraignant, et discipliné, imposant des formations de la non-violence. C’est l’ouverture, dans la lutte sociale, à toute une gamme de moyens de perturbation sociale hors des contraintes imposée par la prise de responsabilité des actes commis.

On parle ici de casse ciblée, de saccage de symboles d’autorité, de riposte aux diverses formes d’abus de l’État; utilisant souvent la forme Black Block (habits noirs, cagoules, confrontations par meutes, médics anti-répression…).

C’est une doctrine de lutte spectaculaire, qui touche l’attrait pour le sensationnalisme des grands média et cherche à légitimer une contre violence dans la lutte à l’oppresseur ultime, l’État. La doctrine s’est popularisée avec le développement du mouvement altermondialiste, sur le théâtre d’une opposition aux grands sommets économiques mondiaux, faisant les choux gras des agences de presse internationales. C’est en fait, une « légitime défense » des opposants au système. Le militant est présenté « à la une » comme tabassée par la brutalité des policiers de l’État, justifiant ainsi la révolte.



Qui utilise cette diversité des tactiques?

Cette doctrine est au cœur de la vision des organisateurs des manifestations contre la brutalité policière, et des gestes posés par certains groupes anarchistes et anti-capitalistes montréalais dans plusieurs manifestations lors de la crise étudiante.

Au cours des années, cette doctrine semble être devenue une référence qui guide le choix des moyens d’action de plusieurs associations étudiantes dans leur lutte actuelle contre l’augmentation des frais de scolarité.

Sur internet, on retrouve de nombreuse référence à cette doctrine dans les procès verbaux des assemblées générales d’associations étudiantes. De nombreux documents de l’ASSE, à l’origine de la CLASSE, s’associe ouvertement à cette doctrine et endossent formellement le respect des moyens de lutte qui y sont associés. Ces décisions ont-elles été prises en pleine connaissance de cause par les assemblées générales étudiantes? Il y a lieu d’en douter.

Ce contexte explique pourquoi il semble si difficile pour certains porte-parole étudiants de condamner certains actes pouvant être associés à de la violence. Ca irait à l’encontre de ces résolutions assez répandues imposant le respect de la diversité des tactiques.



On parle de diversité dans les tactiques de lutte? Y’a rien là!

Oui! Cette expression est nébuleuse et semble inoffensive. On parle généralement de tactiques, dans le cadre d’une stratégie de lutte; qui mène à l’atteinte d’un objectif politique prioritaire, en franchissent des objectifs politiques secondaires. S’il n’y a pas d’objectifs à atteindre, il n’y a pas véritablement de tactique.

Dans le cadre de formations à l’action non-violente, j’ai souvent croisé des adeptes de cette diversité; et il semble très difficile pour eux de parler d’objectifs à atteindre. Le système politique de démocratie représentative est pourri, toute pression pour un objectif secondaire est réformiste, et à rejeter.

Toute tactique qui viserait à perpétuer, ou faciliter la continuation du système et de ses injustices est à proscrire. Il faut être révolutionnaire, vouloir faire tomber le système, c’est le seul objectif valable.

L’objectif ultime me semble unique, nuire autant que possible au fonctionnement de l’État actuel; la stratégie en bref, « perturber » aussi efficacement que possible. Ne parlons pas de démocratie participative, de partis politique, de financement public, de référendum contraignants, de vote à la proportionnel, de pouvoir populaire de destitution…tout ça c’est réformiste, visant à rendre un système pourri acceptable, donc nuisible. On ne cherche pas d’alternative…A chacun sa solution.



Qu’en est-il de la notion de diversité?

Pour les personnes adeptes de cette doctrine de lutte, il semble parfois difficile de parler de moyens d’action dans des groupes. Sur des sujets délicats, la dynamique de groupe devient « oppressive »; ou l’environnement devient « non sécuritaire ». Difficile d’associer cette doctrine à un processus véritablement démocratique lorsqu’il est délicat de parler des vrais choses, les moyens de la lutte. Une culture de la clandestinité entoure donc cette doctrine.

Ainsi, les conversations de personne à personne seront préférées. Dans ces conversations, il m’a semblé que la lutte se fait essentiellement dans un travail de soutien aux personnes ciblées par la répression de l’État (victime de brutalité, prisonniers politiques, réfugiés menacés d’expulsion etc.); ou dans la rue, lors d’événement publiques médiatisés pouvant mener à des confrontations avec les agents d’oppression (de l’État).

Dans les actions de perturbation, les casses et les actes de destruction de propriété, occupation; on vise des symboles d’oppression économique et politique banques, véhicule de police et média, installations gouvernementales, banques, corporations multinationales ou autres. Dans le cadre d’une telle vision de l’anarchisme, tout ça se défends et est parfaitement cohérent.

Le problème me semble se situer au niveau des moyens choisis qu’on peut difficilement discuter; et de l’acceptation des conséquences des actions associée à une reconnaissance de la légitimité du système de justice.

Lorsqu’on prend la fuite suite à une action de perturbation radicale, on n’assume pas les conséquences de l’acte. Dans les luttes sociales, en général, les gens assument. Ils font face à la musique; quitte à organiser la judiciarisation de la lutte comme un nouveau forum pour faire progresser la cause. Cette réalité agit comme un cadre sur les moyens d’action acceptables, et les moyens inacceptables.

De plus, tout acte en situation de manifestation publique, peut engendrer une riposte des autorités. Toute riposte aux provocations courantes des forces de l’ordre, peut générer une répression musclée des opposants. Ces dynamique jouent le jeu de l’État, ce n’est pas pour rien qu’on utilise des agents d’infiltration pour attiser les perturbations. Lorsque la situation dégénère, impossible de parler du recours à une diversité de moyens; les moyens deviennent rapidement limités à la confrontation; ou l’arrêt de la manifestation. Le respect préalable de la « diversité des tactique », c’est la boîte à surprise qui s’ouvre en plein milieu d’une manifestation. Que ça fasse l’affaire des gens présents ou pas!

Il semble donc légitime de poser la question, où est la diversité dans cette doctrine spécifique de lutte?



Ces militants servent-ils à la cause? Opposition à la loi 78, halte aux hausses, gratuité scolaire?

En fait, l’impression que me donnent les lectures, les conversations et les échanges lors de manifestation est que, pour les plus radicaux; les objectifs ou les causes « réformistes » n’ont aucune importance. Gagner ou perdre n’importe que peu, ce qui importe c’est stimuler l’indignation, la révolte pour avoir une population de plus en plus frustrée, et essayer de faire tomber le système. Cette compréhension met pour moi un éclairage sur l’importance des manifestations contre la brutalité policière, pour ces « anarchistes du désespoir ». Lorsqu’on sait que le succès dans une lutte populaire réside dans la mise en place de conditions permettant à la population de franchir ses peurs, on semble bien loin du compte.

Si on considère le fait que de l’indignation vient la mobilisation à l’action, on peut considérer que ces groupes peuvent servir à allumer une contestation sociale; à susciter une indignation pour que les gens se lèvent et contestent. Mais, les idéologues de la « diversité des tactiques » me semblent de bien mauvais conseillés dans le cadre de lutte visant à transformer, réformer la société.

La diversité des tactiques prônée par ces militants radicaux; lorsque les enjeux sont connus, lorsque le contexte est favorable à la lutte, et lorsque l’atteinte d’objectifs intermédiaires sont à la portée me semble un jeu des plus périlleux.

Cette philosophie anarchiste, et cette doctrine de lutte, de par leurs origines ne laissent aucune place au compromis quel qu’il soit. On poursuit la perturbation, peu importe les conséquences. Une défaite implique plus de frustration, plus de membres à recruter, donc plus de perturbations à la prochaine confrontation. C’est ce qui compte véritablement pour l’anarchiste du désespoir. Mais, est-ce dans l’intérêt d’une majorité d’étudiants?

En fait, outre leur rôle de stimuler l’indignation, rôle bien utile compte tenu des nombreux défis auxquels nos sociétés font face; j’ai de la difficulté à voir où tout cela mène. Ces militants radicaux, du moins ceux que j’ai rencontrés, ne proposent aucune solution, aucun projet de société. Je dirais même plus, pour les plus radicaux, les enjeux ne les intéressent même pas.



Sommes-nous dans une situation de cahot, une situation dangereuse?

Non, je ne crois pas vraiment. Les militants étudiants comprendront vite où sont leurs véritables intérêts. Je dirais que la situation est au pire désolante. Voir que de nombreux étudiants ont sacrifiés beaucoup, que l’idéologie d’une infime minorité guide les moyens choisis par certains dirigeants et que cette réalité pourrait entraîner une défaite me peine beaucoup. Au mieux, les actes de perturbation seront bien cadrés et dosés, en termes de perturbation, de confrontation et d’actions indirectes; permettant ainsi à la lutte de se poursuivre.

C’est à long terme que les choses se corsent. Tout changement politique repose sur la mobilisation, ou la stimulation de la non-coopération auprès d’une majorité de la population. Avec les scandales de corruption, les conditions pour de telles conditions sont présentement bonnes. Il semble possible d’appliquer une force politique considérable sur les autorités pour obtenir des changements en profondeur grâce aux étudiants. Je dirais qu’il y a présentement une vitrine stratégique exceptionnelle pour les étudiants en lutte.

La doctrine de lutte que constitue la diversité des tactiques, faute de perspective stratégique, ne peut pas contribuer significativement à ces réformes majeures tant attendues par la population. Les objectifs des étudiants et de la population sont incompatibles avec la vision sur laquelle repose cette doctrine.

Bref, à un moment donné, certaines personnes vont dire attention! Y’a quelque chose qui cloche ici… Espérons seulement que ce sera assez tôt.



Parler contre la diversité des tactiques, n’est-ce pas être doctrinaire et diviser le mouvement?

Une lutte sociale doit mobiliser des gens, et leur permettre d’améliorer leur sort. Si les gens visés par une injustice n’ont plus un mot à dire sur les moyens de lutte les plus appropriés dans le contexte immédiat de l’action, je cois qu’il y a un abus quelque part.

Des gens bien ancrés dans une idéologie marginale, ont préalablement présenté et enchâssés des résolutions contraignantes quant à la lutte et ses moyens, en fonction d’une idéologie qui n’a pas été largement partagée et endossée par les mouvements étudiants. Il me semble y avoir un pépin. On est loin d’une approche de démocratie directe, participative.

Il me semble que prétendre qu’une doctrine « diversité des tactiques » soit universelle aux luttes, au point de l’imposer; en excluant ainsi toute discussion sur les autres doctrines; c’est exactement ça être doctrinaire. Une doctrine de lutte doit continuellement s’ajuster au contexte spécifique de la lutte, et aux objectifs à atteindre.

A certain moment d’une lutte, il peut être important de marquer une pause, afin de ne pas faire déraper les acquis. On peut parfois avoir recours aux mécanismes traditionnels d’éducation citoyenne et de mobilisation dans la politique partisane à un moment; comme l’a fait la CLASSE en cours d’été. Le strict respect d’un comportement pacifique, et même la planification de formations assez étendues à l’action non-violente peuvent s’avérer des options incontournables à un moment plus tendu ou suite à des dérapages pendant la lutte.

Il est parfois possible de miser sur une doctrine de mobilisation des masses, ou de lutte par blocus, et par vagues afin d’accroître l’impact des actions. Le déplacement de la lutte, sur exclusivement sur l’arène politique peut parfois s’avérer une option judicieuse. Je ne parle pas ici des doctrines de lutte armée auxquelles je n’adhère pas. Si toute discussion sur les doctrines de lutte est jugée divisive et doctinaire; ou jugée comme oppressive ou non-sécuritaire on doit sérieusement se questionner sur la notion de diversité.

Cette diversité revendiquée par ce courant militant radical ne se limite-t-elle pas, en bout de ligne à quelques moyens qui, si ils étaient explicités clairement pourraient ne pas passer l’épreuve du vote? Surtout à certains moments critiques de la lutte? N’y a-t-il pas dans cette notion floue « de diversité des tactiques » une revendication de soutien préalable à certains moyens spécifiques qui sont contestables, et en situation corsée, pourraient s’avérer nuisibles? Le positionnement de clause de respect de la « diversité des tactiques », pourquoi a-t-on procédé ainsi?

Pour ce qui est de diviser, on ne se gêne pourtant pas du côté de ces anarchistes et certains anti-capitalistes pour attaquer les critiques. Les attaques directes sur les pacifistes, la longue tradition de lutte pacifiques québécoise et les mouvements non-violents sont continues car ils questionnent les fondements de cette doctrine. Sans connaissance des impératifs de la lutte non-violente, faute d’arguments on taxe les militants de dépassés, naïfs et déconnectés des enjeux véritables de la lutte; et on s’attaque aux individus.



On fait quoi là?

La fréquence des manifestations étudiantes et l’action terrain des gens qui prônent la diversité des tactiques depuis la lutte étudiante a déjà fait une grande partie du travail. Les gens sentent déjà que quelque chose cloche dans le choix de certains moyens de lutte.

Pour beaucoup de mes interlocuteurs, la question de la violence a pris beaucoup trop de place; et cette lutte ne nécessite en rien certains actes de perturbation et de confrontation. La population a massivement, et pacifiquement émis son opinion sur comment devrait se conduire une lutte au Québec.

Plusieurs responsables d’associations étudiantes semblent se questionner sur le contrôle de certaines personnes lors des assemblées générales et un discours qui défi tout questionnement des moyens d’action. Certains commencent à référer à certains gurus idéologiques.

Depuis plusieurs semaines, beaucoup d’informations circulent sur internet en lien avec les moyens d’action, les tactiques et les stratégies de lutte et de résistance populaire au Québec. Le processus d’éducation populaire est en cours. Les étudiants doivent simplement assimiler les informations, les partager avec leurs amis et leurs dirigeants. Surtout, ne pas céder à la manipulation de militants qui se sentent dans un environnement oppressif et non-sécuritaire. Le choix de leur doctrine contraignante, c’est leur problème. C’est pas le problème du mouvement.

Autres textes pertinents :

Diversité des tactiques en question.
www.nonviolence.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=271&Itemid=144
www.nonviolence.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=265&Itemid=144

Lutte non-violente au Québec :
www.nonviolence.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=339&Itemid=1
www.nonviolence.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=335&Itemid=1
www.nonviolence.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=333&Itemid=1

Bookmark