Services à domicile et réingénierie

2012/08/07 | Par Jacques Fournier

L’auteur est organisateur communautaire retraité

Plusieurs Centres de santé et de services sociaux (CSSS), dont le CSSS Sud-Ouest-Verdun, procèdent à la réingénierie de leurs services à domicile, c’est-à-dire à la réorganisation des services pour les rendre plus efficaces. La réingénierie est un mot que, à cause de sa mauvaise image, les responsables évitent d’utiliser dans le réseau de la santé. Mais l’exercice est en cours de façon quasi permanente et la réingénierie s’inscrit dans le courant managérial de la nouvelle gestion publique (NGP).

En théorie, personne n’est contre la vertu et les efforts pour mieux utiliser les ressources humaines. En pratique, cela dépend comment c’est fait. Le personnel est-il consulté ? Les usagers sont-ils les grands gagnants de l’opération ou si, au contraire, les services offerts le sont de façon tellement bousculée qu’ils n’y gagnent rien ?

Au CSSS Sud-Ouest-Verdun, les intervenants des services à domicile dénoncent le processus mis en place par une firme privée (à quel coût ?). Ils estiment que l’opération est une vaste fraude : pour augmenter artificiellement le temps de présence auprès de l’usager, et ainsi améliorer l’image de l’établissement auprès du ministère, les intervenants sont invités à apporter leur portable chez l’usager et à y remplir leurs dossiers et leurs statistiques, ainsi qu’à commander les équipements. Ce n’est pas ce qui s’appelle une présence de qualité auprès de l’usager.

De plus, on demande aux travailleuses sociales, aux ergothérapeutes, aux physiothérapeutes, etc. de visiter davantage d’usagers, donc de passer moins de temps chez chacun des usagers. « Qu’est-ce qu’on fait lorsqu’une personne pleure ?, demande une intervenante. On lui dit qu’on n’a que quinze minutes pour l’écouter ? »

On croyait que, quand le gouvernement Charest, annonçait une augmentation de 10 % de la clientèle des services à domicile, cela voulait dire une augmentation de budget de 10 %. Eh non ! Cela veut dire 10 % de plus de visites à domicile pour chacune des intervenantes.

La réingénierie est un concept très à la mode dans l’entreprise privée. Les firmes se doivent d’être productives, efficaces et compétitives pour survivre. C’est la méthode Toyota, chère au ministre Bolduc (chère dans tous les sens du terme, quand on voit les émoluments des firmes privées de réingénierie).

Mais la méthode Toyota, aussi appelée lean, ou maigre, implique de consulter de bonne foi le personnel et de convenir ensemble des meilleurs moyens d’améliorer la productivité.

Dans le réseau de la santé, c’est unilatéralement que la direction décide comment augmenter la productivité, sans tenir compte du fait qu’on soigne des humains, au lieu de produire des voitures. Certaines firmes de consultants ont développé l’art de faire semblant de consulter le personnel pour mieux imposer une panoplie préfabriquée de solutions standardisées.

Au CSSS Sud-Ouest-Verdun, des télévisions affichent le « rendement » des différentes équipes, créant une compétition malsaine entre les employés. Une intervenante qui passe « trop de temps avec son usager » doit rencontrer son supérieur immédiat pour justifier la situation. Est-ce un emploi judicieux du temps de l’intervenante?

Dorénavant, il faudra se méfier du MSSS quand il publiera des statistiques démontrant l’augmentation du nombre des usagers et l’augmentation du temps de présence des intervenantes auprès des usagers des services à domicile. Ce n’est pas ce genre d’augmentation que revendiquent les aînés quand ils disent : « Il manque de services à domicile ».

Dans son étude « La santé malade de la gestion », le professeur Angelo Soares, de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, a bien documenté les effets pervers du toyotisme dans le réseau de la santé (cliquez ici pour consulter le document).

La revue française Santé et Travail publiait récemment un dossier spécial sur « Les fausses promesses de la méthode Toyota » (cliquez ici pour consulter le document).

Un texte remarquable, intitulé « La souffrance des intervenants : perte d’idéal collectif et confusion sur le plan des valeurs », de la chercheure Lucie Biron, illustre clairement la perte de sens que connait le travail social dans nos établissements (cliquez ici pour consulter le document).

Dans certains établissements, un climat de terreur règne. Comme intervenant retraité, je peux publier ce texte dans divers médias. Une intervenante en poste qui ferait la même chose serait probablement convoquée demain matin dans le bureau de son supérieur immédiat. Seuls les responsables syndicaux, dans le cadre de leurs fonctions, gardent la possibilité de dénoncer ces situations aberrantes sans encourir de sanctions. Des intervenantes sociales déprimées par la réforme Couillard ont par ailleurs mis sur pied un modeste et courageux regroupement autonome, le RÉCIFS (recifs@hotmail.ca).

La notion de « loyauté envers l’employeur » a pris une extension plus grande ces dernières années, avec les fusions forcées de la réforme Couillard, ce qui nuit non seulement à la liberté d’expression mais à la recherche commune de solutions pour améliorer les services dans le réseau.

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