Lise Thibault : princesse en péril

2012/08/09 | Par Me Christian Néron

Madame Lise Thibault, ex-lieutenant-gouverneur, veut faire annuler sa citation à procès en plaidant un moyen déclinatoire fondé sur la maxime «The King can do no wrong». Ce moyen déclinatoire a-t-il quelque chance de tirer notre «princesse» de l’embarras ? La réponse est aussi simple qu’implacable : non.

En soulevant ce moyen déclinatoire, madame Thibault perd son temps, gaspille son argent, et risque de porter préjudice à ses chances d’être acquittée à l’issue de son procès puisqu’elle ne peut invoquer cette immunité sans d’abord reconnaître judiciairement les faits qui lui sont reprochés. Qu’en est-il au juste ?

La maxime invoquée a de l’âge. À la fin du XVème siècle, époque où la langue française était la langue du droit anglais, la maxime commence à apparaître dans la littérature juridique et s’écrit comme suit : «Le Roy ne poet faire tort a person». À ce moment-là, il s’agit d’un principe tiré du droit féodal stipulant que nul seigneur ne peut être poursuivi devant son propre tribunal1.

Au XVIIème siècle, la maxime est peu à peu récupérée pour jeter les bases de la doctrine de la responsabilité ministérielle2. Advenant qu’un justiciable subisse un préjudice découlant d’un acte de la Couronne, il ne pouvait en reprocher la faute au roi, mais à son conseiller ou à son ministre ayant entériné l’acte dommageable.

Peu importe son degré de participation personnelle, le roi ne pouvait avoir «légalement» autorisé un acte fautif et dommageable. Il bénéficiait donc d’une sorte de présomption de perfection absolue ayant pour conséquence que nul justiciable ne pouvait le citer à rendre des comptes devant les tribunaux.

Cette présomption était si forte qu’un juriste anglais, Albert V. Dicey, explique, à l’aide d’une hypothèse invraisemblable, qu’advenant le cas où le roi déciderait de se débarrasser de son premier ministre en lui tirant lui-même une balle en pleine tête, tout tribunal du royaume serait tenu de se déclarer d’office incompétent à entendre quelque accusation criminelle contre lui3.

Par contre, si le roi s’était limité à donner un tel «contrat» au chef de l’opposition, et que ce dernier se fut exécuté, il serait sans aucun doute accusé de meurtre au premier degré.

En conséquence, le chef de l’opposition serait jugé et châtié selon la loi, et ce, même si le roi venait témoigner pour le disculper, expliquant qu’il avait personnellement donné un ordre explicite à cet effet. Aucune exception déclinatoire ne pourrait l’affranchir des rigueurs de la loi.

Toutefois, un gouverneur colonial, représentant direct et officiel de Sa Majesté, pourrait-il invoquer une telle exception pour décliner toute responsabilité légale pour un acte fautif ?

À partir du XVIIème siècle, les gouverneurs coloniaux ont été l’objet d’innombrables reproches, plaintes et accusations pour des actes commis en cours de mandat. La plupart du temps, ces cas étaient entendus, étudiés et réglés à Londres par le Conseil privé de Sa Majesté. Mais les réclamations en dommages-intérêts et les accusations criminelles étaient entendues et décidées par les tribunaux de droit commun.

Tous ces procès avaient lieu à Londres, et non dans les colonies où les actes incriminants avaient été perpétrés. La raison en est simple : qui serait habilité à assumer le gouvernement de la colonie advenant que le gouverneur soit pendu ou emprisonné suite à sa condamnation ? Pour pallier à cette éventualité, le Parlement de Westminster avait donc adopté en 1700 une loi4 permettant que tout gouverneur colonial, en cas de poursuite civile ou criminelle, soit jugé à Londres.

Il y a eu une multitude de procès en Angleterre contre des gouverneurs et des ex-gouverneurs. Certains ont été célèbres et rapportés dans la série judiciaire «State Trials». Les juristes anglais rapportent depuis longtemps que l’état du droit sur la responsabilité des gouverneurs coloniaux a été définitivement scellé, dès 1773, dans la cause Fabrigas v. Mostyn.

Dans cette cause, entendue en appel par le Banc du roi, lord Mansfield, juge en chef, prenant acte que l’état du droit sur le sujet était réglé et clarifié, commentait ainsi certaines propositions avancées par le gouverneur Mostyn pour justifier sa conduite :

«Il n’est jamais entré dans l’esprit de quiconque de mettre en doute ou de formuler devant une cours de justice en Angleterre des propositions aussi monstrueuses à l’effet qu’un gouverneur, sous l’autorité de lettres-patentes octroyées sous le grand sceau de la Grande-Bretagne, puisse agir à sa guise, ne devoir des comptes qu’à Dieu et à sa conscience et, plus encore, prétendre se conduire selon son bon plaisir, abîmer, piller, exercer un pouvoir personnel, nier la sécurité et la liberté des personnes, puis soutenir ne devoir rendre compte à personne : il s’agit là d’une doctrine indéfendable5».

Et il ajoute, un peu plus loin, un autre commentaire qui en dit long sur la recevabilité et l’utilité du moyen déclinatoire aujourd’hui invoqué par madame Thibault : «Et ceci, suite à une multitude d’actions entreprises contre des gouverneurs, personne, à notre souvenir, n’a jamais été assez futé pour seulement chuchoter qu’il n’était pas assujetti à l’autorité de nos tribunaux.»

Cette constatation de lord Mansfield a été faite dès 1773, soit deux cent trente-neuf ans avant le moyen déclinatoire aujourd’hui entrepris par madame Thibault. C’est dire à quel point la côte peut apparaître difficile et longue à remonter. En plus de trois siècles, aucun gouverneur n’a jamais tenté ni même imaginé de se prévaloir de ce moyen de défense.

Voyons brièvement, à titre d’exemples, quelques-unes de ces causes célèbres impliquant des gouverneurs qui ont fait face à la justice. En 1737, dans Comyn v. Sabine6, le gouverneur Sabine est poursuivi pour un montant de £ 10,000, puis condamné à £ 700 en dommages pour avoir, erronément, autorisé qu’un simple charpentier soit traduit, jugé et condamné par une cour martiale.

En 1773, dans Fabrigas v. Mostyn, le gouverneur Mostyn, à l’issue d’un long procès, est condamné à £ 3,000 en dommages pour avoir erronément autorisé un emprisonnement de six jours et l’expulsion pour une période de douze mois d’un habitant de l’île de Minorque.

En 1802, le gouverneur Wall7 est jugé devant les assises criminelles pour avoir provoqué la mort d’un militaire en autorisant une procédure erronée devant une cour martiale. Reconnu coupable, il est pendu deux ou trois jours plus tard.

En 1804, le gouverneur Picton8 est cité devant les assises criminelles pour s’être fourvoyé en autorisant qu’un accusé soit soumis à la torture au cours de son procès, croyant à tort que l’ancien droit espagnol de la colonie autorisait un tel procédé. Ses avocats ont présenté tellement de requêtes et de pourvois pour le défendre qu’il a fini par mourir au champ d’honneur à la bataille de Waterloo, au moment où les procédures contre lui n’étaient par encore terminées.

Tous ces gouverneurs ont été représentés par les meilleurs avocats de Londres, mais aucun de ces procureurs n’a jamais tenté de présenter l’exception déclinatoire en question au motif que, à titre de représentants directs et officiels de Sa Majesté dans la colonie, leurs clients pouvaient se placer au dessus de la justice en se prévalant de la maxime «The King can do no wrong». Bref, sur une période de trois siècles, il n’existe aucun cas répertorié où ce moyen d’irrecevabilité a été soulevé et plaidé pour tirer un gouverneur de l’embarras.

Dans les faits, madame Thibault aurait beaucoup plus de chance de justifier sa conduite si elle en appelait à la longue et belle tradition d’apparat, de faste, d’ostentation et d’opulence qui a toujours accompagné la charge de représentant officiel de Sa Majesté. Si le gouvernement de Québec avait souhaité rompre avec cette tradition, il aurait dû en informer la première intéressée en l’invitant à plus de discrétion et de modération dans son rôle de princesse d’apparat.

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