Le libre-échange avec l’Europe : un test pour la gouvernance souverainiste

2012/10/04 | Par Marc Laviolette et Pierre Dubuc

Respectivement président et secrétaire du SPQ Libre

À tout observateur neutre et objectif, l’ampleur de l’offensive patronale contre le gouvernement Marois, suite à l’abolition de la taxe santé et son remplacement par une légère majoration des impôts des mieux nantis, apparaît totalement disproportionnée, injustifiable et incompréhensible.

À moins que l’objectif véritable du monde des affaires soit de mettre le gouvernement péquiste sur la défensive pour lui arracher des concessions sur d’autres enjeux plus fondamentaux.

Toujours est-il que les ministres Jean-François Lisée et Nicolas Marceau viennent d’annoncer que le gouvernement du Parti Québécois donne un accord de principe à l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne.

Cependant, les ministres Lisée et Marceau invitent, par souci de transparence et dans le but d’améliorer le rapport de forces du Québec dans le dernier droit des négociations, une cinquantaine de membres de la société civile à un partage d’information et à exercice de consultation et de dialogue.

Dans ce contexte, il nous apparaît opportun de rappeler les profondes inquiétudes – pour employer un euphémisme – exprimées par les députés du Parti Québécois lors de leur rencontre en commission parlementaire avec le négociateur Pierre-Marc Johnson au mois de décembre dernier.


Pour contrer la mafia, le libre-échange?

Pierre-Marc Johnson a confirmé, à cette occasion, que les marché publics de l’État québécois, c’est-à-dire l’attribution de contrats par le gouvernement, les municipalités ou encore les hôpitaux et les commissions scolaires, pourraient s’ouvrir à la concurrence européenne.

Aux questions répétées du député péquiste Alexandre Cloutier, à savoir si les politiques d’achat pour favoriser l’économie locale, le développement durable ou les coopératives, seraient interdites, Pierre-Marc Johnson a répondu que l’objectif était précisément d’éliminer la « discrimination », ce qui empêche en théorie ces pratiques.

Plus tard, sur les ondes de RDI, il a confirmé que le principal intérêt des Européens était bel et bien cet accès aux marchés publics. « Nous, notre intérêt, c'est l'accès au marché de 500 millions de personnes. L'intérêt des Européens est moins les 35 millions d'habitants canadiens, c'est beaucoup plus les marchés publics. »

Pour justifier cette ouverture, Pierre-Marc Johnson et d’autres commentateurs ont alors invoqué la nécessité d’une « saine concurrence » et laissé entendre que l’accord serait « la solution » aux pratiques de collusion aux différents niveaux de gouvernement. Autrement dit, pour lutter contre la mafia locale, on va ouvrir la porte à la mafia européenne!

C’est à se demander, si la Commission Charbonneau n’est pas en train de mettre la table pour justifier l’acceptation du traité de libre-échange avec l’Europe!


Le Québec, un pion sur l’échiquier

Les enjeux des négociations de l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne dépassent largement le cadre québécois. Leur échec aurait des conséquences extrêmement fâcheuses pour le gouvernement Harper.

Premièrement, à cause de l’importance de l’AECG lui-même. Deuxièmement, parce qu’il minerait la crédibilité du Canada aux yeux de ses éventuels partenaires de la zone Pacifique avec lesquels le gouvernement canadien négocie présentement un accord de libre-échange Trans-Pacifique, plus capital encore étant donné le virage de l’économie canadienne vers l’Asie.

Les négociations actuelles avec l’Europe étant tenues secrètes, il est difficile de savoir exactement quels secteurs de l’économie sont visés et lesquels sont exclus. Mais la caractéristique importante de cet éventuel accord est qu’il lierait les provinces et les municipalités, contrairement à l’ALENA.

Selon plusieurs observateurs, il servirait de modèle aux futurs traités de libre-échange et même à une renégociation de l’ALENA.


Le Plan Nord et les sables bitumineux

Au mois de janvier, devant l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec (CPA), Pierre-Marc Johnson a dévoilé un autre intérêt des Européens pour cet accord : l’exploitation des richesses naturelles. « Le Canada ne peut pas développer seul ses ressources naturelles», a-t-il déclaré.

On pense évidemment au Plan Nord, mais il faut également regarder du côté des sables bitumineux de l’Alberta où, par exemple, la pétrolière française Total a déjà d’importants investissements.

À cet égard, il semble que les négociateurs ont incorporé à l’accord un mécanisme de règlement des différends entre un investisseur et un État, modelé sur le controversé Chapitre 11 de l’ALENA. À toutes fins pratiques, cela pourrait rendre extrêmement difficiles les poursuites pour motifs environnementaux contre une entreprise étrangère dans le Grand Nord québécois ou en Alberta.

Jusqu’ici les commentateurs ont vu dans l’AECG une stratégie de diversification économique conçue pour les économies du Québec et de l’Ontario, le pendant atlantique à l’accord de libre-échange Trans-Pacifique conçu pour l’Ouest du pays.

Mais il se pourrait bien, sans négliger les aspects purement québécois énumérés précédemment, et plus particulièrement le Plan Nord, que l’AECG serve de porte d’entrée pour le développement des investissements européens dans l’Ouest du pays et plus spécifiquement dans les sables bitumineux.

Il faut se rappeler que Jean Charest, l’initiateur canadien du projet, Nicolas Sarkozy son initiateur européen, et Pierre-Marc Johnson, le négociateur en chef pour le Québec, sont trois proches de la famille Desmarais et que Power Corporation est un des principaux actionnaires de Total, la 4e pétrolière au monde.

Cela est à mettre en relations avec l’augmentation et l’importance des investissements de la Caisse de dépôt dans Total et les pétrolières actives dans les sables bitumineux, et dans les projets de pipeline vers le Pacifique.


Des choix en fonction des intérêts nationaux du Québec

Tant que les clauses de l’AECG ne seront pas rendues publiques, il sera difficile d’en mesurer tous les tenants et aboutissants. Déjà, les enjeux identifiés – ouverture des marchés publics aux entreprises européennes, fin des politiques d’« achats chez nous » par les institutions publiques – auxquels s’ajoutent des dispositions inquiétantes sur les droits de propriété intellectuelle, les brevets pharmaceutiques, les quotas d’importation de viande et de fromages – font craindre le pire pour l’économie québécoise.

À mettre également dans la balance, le fait que la signature de l’entente servirait de tremplin au gouvernement canadien pour les négociations de l’accord Trans-Pacifique où « tout est sur la table », aux dires de Stephen Harper, y compris la gestion de l’offre pour les produits laitiers et la volaille, qui constitue le socle sur lequel repose l’agriculture québécoise.

Au cours des années 1980, les progressistes et les souverainistes se sont divisés sur la question du libre-échange. Les premiers y ont vu le cheval de Troie du néolibéralisme et de ses politiques de privatisation, dérèglementation et d’affaiblissement du rôle de l’État.

Les seconds l’ont perçu comme un moyen de diversification économique et d’affranchissement politique, avec l’établissement du commerce nord-sud en remplacement de l’axe est-ouest. Son principal promoteur, Jacques Parizeau, a cependant reconnu, par la suite, l’erreur d’avoir accepté le Chapitre 11 sur les investissements étrangers.

Aujourd’hui, avec la stagnation de l’économie américaine, la hausse de la valeur du dollar canadien, l’augmentation des tracasseries administratives américaines pour des motifs sécuritaires et protectionnistes, le Québec doit chercher de nouveaux partenaires économiques.

Pour des raisons historiques et culturelles, l’Europe, qui constitue toujours le plus grand marché au monde, est un choix logique. Mais le Québec doit faire ses choix en fonction de ses propres intérêts nationaux et non en fonction de ceux du gouvernement canadien.

Si la gouvernance souverainiste a un sens, c’est bien celui-là.

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