Les exportations du pétrole de l’Ouest vers l’Asie pourraient transiter par le Québec

2012/10/23 | Par Pierre Dubuc

Le jour même où se tient à Montréal la conférence annuelle de l'Association pétrolière et gazière du Québec, André Pratte de La Presse signe un éditorial (« D’un pétrole à l’autre ») dans lequel il donne son appui au projet de la société pétrolière Enbridge d’inverser le flot de son oléoduc entre North Westover en Ontario et Montréal. Il appuie également le projet de la pétrolière TransCanada de modifier une partie de son gazoduc principal pour acheminer, lui aussi, du pétrole de l’Ouest vers Montréal.

Le même jour, l’Institut économique de Montréal publie les résultats d’un sondage Léger Marketing selon lesquels « Les Québécois sont favorables à l’exploitation du pétrole canadien ».

Selon le sondage, « 73% des Québécois souhaitent que, tant qu’à consommer du pétrole, celui-ci provienne du Canada » et « 60% des Québécois sont favorables au projet d’inversement du flot d’un pipeline entre l’Alberta et l’Est du Canada ».

À noter que, dans la formulation de la dernière question, on ne parle plus, comme destination du pétrole, de « Montréal », comme dans l’article d’André Pratte, mais de « l’Est du Canada ». Ce n’est pas anodin.

Même si Pratte affirme qu’il « n’existe pas de projet d’inversion de l’oléoduc Portland-Montréal », de nombreux articles parus dans le Globe and Mail font référence aux projets d’exportation de pétrole vers l’Asie par Portland ou le Nouveau-Brunswick, comme alternative au projet d’oléoduc Northern Gateway devant transporter le pétrole de l’Alberta vers Kitimat en Colombie-britannique.



Crise majeure entre l’Alberta et la Colombie-britannique

Il n’est pas inintéressant de constater que, toujours le même jour, soit le 22 octobre, le Globe and Mail, citant la première ministre de la Colombie-britannique Christy Clark, titre en manchette « Clark Warns of National Crisis over Pipeline ».

Le parti libéral de Mme Clark s’oppose avec véhémence au projet Northern Gateway, reflétant ainsi, à 18 mois d’une élection, l’humeur de l’électorat de sa province, alors que son parti est devancé dans les sondages par le NPD, encore plus farouchement opposé au projet d’oléoduc.

Mme Clark affirme s’opposer à Northern Gateway pour des raisons environnementales et économiques, en plus de se faire la porte-parole de l’opposition des Premières Nations.

Mais, lorsqu’on décode le discours de Mme Clark, il apparaît qu’elle pourrait se montrer plus malléable si sa province était « compenser » économiquement pour les risques encourus par le pétrole en transit sur son territoire.

Dans l’entrevue qu’elle a accordé au Globe and Mail, elle renonce à demander une partie des « royautés » que touche l’Alberta pour son pétrole, mais invite la province voisine et le gouvernement fédéral à faire preuve d’imagination pour que la Colombie-britannique touche sa « juste part ».

Il faut préciser que les tensions sont extrêmement tendues entre les deux provinces, au point où l’ancien ministre de l’Énergie de l’Alberta, Ted Morton, – autrefois, un proche de Stephen Harper – a évoqué la possibilité de demander au gouvernement fédéral d’avoir recours à son droit de désaveu des lois provinciales pour autoriser la construction de l’oléoduc.

Le droit de désaveu, inscrit dans le BNA Act de 1867, a été utilisé de façon rarissime, la dernière fois remontant à 1943.

Par la suite, M. Morton a révisé sa position, après qu’on lui eût signalé que cela créerait un dangereux précédent pour les intérêts de sa province, dans la perspective d’un gouvernement à Ottawa moins sympathique aux intérêts albertains que celui de Stephen Harper.

Bientôt, l’autosuffisance des États-Unis en hydrocarbures

L’ardeur que met l’industrie pétrolière albertaine à vouloir construire des oléoducs vers le Pacifique s’explique par l’importance des nouveaux marchés asiatiques, mais également par les développements récents dans l’exploitation pétrolière et gazière aux États-Unis.

Selon un rapport de l’Agence internationale de l’énergie, l’Amérique du Nord constitue aujourd’hui la source de production d’hydrocarbures qui connaît l’expansion la plus rapide hors de l’OPEC, alors que l’augmentation de la demande est en Asie. De même, les raffineries des pays développés sont vieillottes et inefficientes et doivent se mesurer aux nouvelles méga-raffineries de la Chine, des Indes et du Moyen-Orient.

Toujours selon l’agence, le changement le plus important sur la scène mondiale est le boom pétrolier aux États-Unis. Elle prévoit que la production américaine augmentera de 3,3 millions de barils/jour actuellement pour atteindre 11,4 millions de barils/jour dans cinq ans, soit plus que la production actuelle de l’Arabie saoudite. À cela s’ajoute la production en pleine explosion du gaz de schiste.

D’autres rapports prévoient que, dans une dizaine d’années, les États-Unis seront autosuffisants en pétrole et gaz naturel.

La production canadienne va également connaître une forte croissance, surtout à partir des sables bitumineux, mais encore faut-il être mesure de vendre et livrer ce pétrole. D’où la multiplication des voyages des délégations ministérielles canadiennes aux Indes et en Chine.



Le projet Northern Gateway est mort

Dans une récente chronique parue dans le Globe and Mail, le réputé journaliste Jeffrey Simpson écrivait que le projet Northern Gateway était à toutes fins pratiques « mort », étant donné l’importance de l’opposition à ce projet en Colombie-britannique.

Cela explique l’intérêt soudain des pétrolières pour l’exportation de leurs produits vers l’Est du pays. Dans un premier temps, on veut alimenter les raffineries de l’Est avec du pétrole synthétique de haute qualité, mais la dynamique en cours va les amener rapidement à considérer l’option d’utiliser les mêmes oléoducs pour faire transiter le pétrole des sables bitumineux vers Portland et les provinces maritimes pour l’exporter en Asie.

Déjà, l’oléoduc qui relie Portland à Montréal – propriété de l’Imperial Oil, de la Royal Dutch Shell et Suncor Energy Corp. – est grandement sous-utilisé, particulièrement depuis la fermeture de la raffinerie de Shell à Montréal.

Il le sera encore davantage si Enbridge et TransCanada obtiennent l’autorisation d’inverser les oléoducs entre l’Ontario et Montréal pour acheminer du pétrole aux raffineries du Québec.

Il deviendra alors avantageux économiquement d’inverser l’oléoduc Montréal-Portland pour acheminer du pétrole des sables bitumineux vers la côte Est américaine, pour l’exporter vers l’Asie.

De nombreux reportages publiés dans le Globe and Mail, au cours des dernières semaines, montrent que les pétrolières envisagent fébrilement cette option.

Selon Laurie Smith, de Bennett Jones LLP, une firme associée aux compagnies pétrolières, ces dernières croient « qu’elles peuvent acheminer du pétrole en Chine via l’Est à des prix compétitifs à ceux de leur transport par la côte Ouest. La distance est plus courte pour exporter du pétrole aux Indes via la côte Est que via la côte Ouest. » (Globe and Mail, 3 octobre 2012)

Selon TransCanada Pipeline, il en coûterait entre 5,20$ et 8,20$ pour exporter un baril de pétrole de l’Alberta jusqu’à Shangai via l’oléoduc Northern Gateway, comparativement à 8,50$ le baril via la côte Est, ce qui rend ce dernier projet rentable.

Déjà, selon le Globe and Mail, une délégation de Calgary a rencontré récemment les autorités du Port de Montréal pour examiner la possibilité d’exporter du pétrole à partir du port.

D’autre part, Harvest Operations Corp., une filiale canadienne de la Korea National Oil Corporation, étudie présentement la possibilité d’acheminer du pétrole par train de l’Alberta jusqu’à la cote Est, puis par barges jusqu’à la raffinerie Comme By Chance à Terre-Neuve.

Pas question pour les pétrolières d’acheminer du pétrole jusqu’au Nouveau-Brunswick sans pouvoir l’exporter vers l’Asie. Sinon, d’expliquer Laurie Smith, cela obligerait à se plier aux conditions de la famille Irving qui possède une des plus importantes raffineries au Canada à Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick.



Quelle position prendra le gouvernement Marois?

Spontanément, plusieurs trouveront « pleine de bon sens! la position d’André Pratte de remplacer le pétrole importée de la Mer du Nord ou de l’Afrique par du pétrole de l’Alberta, comme le révèle le sondage Léger Marketing.

Mais il est évident que les projets de Enbridge et TransCanada de livrer du pétrole de l’Alberta vers Montréal ne sont que le prélude à un projet beaucoup plus vaste d’exportation de pétrole vers l’Asie.

La question qui se pose est simple : quelle sera la position du gouvernement Marois face au transit du pétrole des sables bitumineux sur le territoire québécois?

Mme Marois adoptera-t-elle la même attitude que Mme Clark de Colombie-britannique? Une ferme opposition, à moins de moins de garanties environnementales et des compensations financières.



Le NPD est favorable

Pour sa part, le NPD de Thomas Mulcair a fait connaître sa position. Il s’oppose fermement à l’oléoduc Northern Gateway. Mais, dans un discours prononcé récemment devant le Canadian Club de Toronto, il a apporté son soutien à un oléoduc ouest-est, joignant sa voix à celle des Conservateurs et de Libéraux, également favorables au projet.

M. Mulcair a déclaré qu’exporter le pétrole de l’ouest vers l’est était « une solution pleine de bon sens, une solution pro-business », qui va créer de l’emploi et assurer la sécurité énergétique du pays.

Une position qui ne pourra que réjouir André Pratte et ses patrons, les membres de la famille Desmarais de Power Corporation, qui détiennent d’importants intérêts dans l’exploitation des sables bitumineux par le biais de la pétrolière française Total, dont ils sont parmi les principaux actionnaires.

Rappelons, au passage, qu’un autre membre de la famille, Hélène Desmarais, préside aux destinées de l’Institut économique de Montréal qui commandite le sondage Léger Marketing.

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