Libre-échange Canada-Europe: le Québec sera-t-il lié constitutionnellement par l’Accord?

2012/11/12 | Par Pierre Dubuc

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Par Pierre Dubuc

On a débattu jusqu’à présent des implications économiques, sociales, culturelles et linguistiques de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AÉCG), mais pas de ses aspects constitutionnels.

Le Québec sera-t-il lié par l’accord? S’il l’enfreint, sera-t-il obligé de payer d’éventuelles pénalités? La question est complexe, étant donné la répartition des pouvoirs entre le fédéral et les provinces au Canada.

Le gouvernement canadien est seul habilité à signer des traités internationaux, mais les provinces ont une compétence exclusive dans leur champ de juridiction.

Ainsi, le gouvernement de Terre-Neuve a été condamné par le tribunal de l’ALENA pour avoir exproprié les actifs d’Abitibi Bowater, mais c’est Ottawa qui a dû payer l’amende.

Dans une étude intitulée Accords commerciaux au 21e siècle : Des défis pour le fédéralisme canadien, Patric Fafard et Patrick Leblond, de l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, examinent différents scénarios. Nous présentons un résumé de leur étude.

Un Accord de 2e génération

L’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AÉCG) est un accord de libre-échange de 2e génération puisqu’il touche les barrières non tarifaires. Ces accords du 21e siècle ciblent la mobilité de la main-d’œuvre, les normes et la réglementation, les investissements, les marchés publics, les droits de propriété intellectuelle, ainsi que la collaboration scientifique et administrative à la fois entre des intérêts publics et des intérêts privés.

Cependant, bien que les tarifs soient aujourd’hui moins importants que lorsque fut signée, il y a 25 ans, l’accord de libre-échange avec les États-Unis (ALE), et plus tard avec le Mexique (ALENA), l’élimination des tarifs sur les biens échangés demeure un point clé de la négociation.

L’AÉCG couvre également des domaines comme l’énergie, l’environnement, l’éducation, le transport, la science et la technologie, etc. Les marchés publics sont un élément crucial des négociations. C’est un domaine où les provinces jouissent de la compétence exclusive, à savoir les marchés publics attribués par les gouvernements provinciaux et municipaux et les services publics.

C’est pourquoi l’Union européenne a demandé que les provinces et les territoires ratifient une entente politique à cet effet. Cependant, la valeur d’un tel document est sujette à débat.

Une centaine de représentants pour le Canada, une douzaine pour l’Europe

Les provinces ont pris part à tous les cycles de négociations. Cela a conduit à une situation paradoxale où la délégation canadienne comptait plus d’une centaine de personnes tandis que la délégation européenne en comptait moins d’une douzaine, puisqu’elle était représentée uniquement par la Commission européenne.

Depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en décembre 2009, l’Union européenne a la compétence exclusive des questions relatives au commerce des biens et de services, aux aspects commerciaux touchant la propriété intellectuelle ainsi qu’à l’investissement direct étranger.

L’exemple de l’ALENA

Lors de l’ALENA, les gouvernements provinciaux n’ont jamais obtenu d’accès privilégié aux discussions.

Lorsque, plus tard, les négociations de l’ALENA se sont déplacées vers les champs de compétence provinciaux, entre autres parce que des parties de l’entente concernaient la main-d’œuvre et l’environnement, les provinces ont été consultées, mais sans que leur consentement soit obligatoire.

En fait, seules trois provinces (le Québec, l’Alberta et le Manitoba) ont officiellement signé les deux ententes. Mais on ne connaît pas la portée juridique réelle de leur adhésion.

Les États-Unis se sont servis du Chapitre 11 de l’ALENA sur les investissements étrangers pour contester la décision de Terre-Neuve d’exproprier la majorité des actifs de la société Abitibi Bowater.

La responsabilité de défendre la décision de Terre-Neuve et de payer toute pénalité découlant du processus de règlement des différends reposait sur les épaules du gouvernement canadien. En juin 2010, le gouvernement fédéral a accepté de régler la plainte et a versé la somme de 130 millions de dollars à
Abitibi Bowater en guise de remboursement pour l’expropriation.

Quatre scénarios

Dans leur étude, Fafard et Leblond analyse le processus d’adhésion à de tels accords internationaux dans d’autres fédérations ou quasi-fédérations (Australie, Allemagne, États-Unis, Union européenne), pour en arriver à la conclusion que le Canada est un cas unique dans le club des fédérations ou quasi-fédérations.

Compte tenu des caractéristiques de la fédération canadienne, ils envisagent quatre scénarios possibles.

1) Le cas le plus simple consisterait pour les gouvernements provinciaux, une fois que le Canada et l’Union européenne se seraient entendus sur les modalités d’un accord, de ne rien faire et de laisser le gouvernement fédéral approuver et ratifier l’accord.

Cette approche est celle utilisée dans le cas de l’ALEN A et confirme l’autorité du gouvernement fédéral en ce qui concerne la conclusion et l’approbation des traités.

2) Un deuxième scénario pourrait prévoir une annexe à l’accord dans laquelle les obligations des gouvernements provinciaux seraient énumérées. En pratique, il y aurait une entente non officielle entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux.

Dans un tel cas, les coûts financiers de la non-application ou du non-respect de l’accord demeurent la responsabilité du gouvernement fédéral.

Par exemple, si la ville de Montréal limitait l’accès aux entreprises qui souhaitent soumissionner dans le cadre de marchés visant l’acquisition de matériel de transport en commun afin de donner un avantage aux fournisseurs canadiens, Ottawa pourrait faire pression sur la ville et la province afin qu’elle abandonne son projet, mais il y aurait peu de choses que le gouvernement fédéral pourrait faire pour forcer la ville à respecter l’accord.

3) Un troisième scénario verrait les gouvernements provinciaux convenir de promulguer une loi (ou un règlement) pour faire respecter l’application de l’AÉCG.

Toutefois, cela n’éliminerait pas complètement la possibilité que l’accord ne soit pas respecté à l’avenir. Dans un tel scénario, le gouvernement fédéral aurait encore la responsabilité de payer les amendes au cas où une province ou une municipalité ignorerait les modalités de l’accord.

4) Un quatrième scénario – jugé improbable par les auteurs – verrait les gouvernements provinciaux devenir officiellement parties à l’accord avec l’Union européenne.

Les provinces concluraient un accord tant avec le Canada qu’avec l’Union européenne. Les provinces pourraient même s’exposer à des poursuites résultant du non-respect de l’accord.

Un tel scénario marquerait une réorientation importante de la politique étrangère canadienne et renforcerait considérablement le profit international des gouvernements provinciaux.

Les implications politiques et économiques

Dans les trois premiers scénarios, le gouvernement du Canada assumerait tous les risques relatifs à la non-conformité d’une province, tandis que cette dernière pourrait tirer politiquement (et même économiquement) profit d’avoir soustrait certaines entreprises ou certains secteurs des modalités de l’accord, reconnaissent Fafard et Leblond.

Pour un gouvernement provincial qui cherche à marquer des points sur le plan politique auprès de son électorat en défendant certaines circonscriptions tout en punissant le gouvernement fédéral, il s’agit d’une situation rêvée.

Devant cette situation, les entreprises européennes pourraient attendre de voir comme l’AÉCG fonctionne en pratique et comment les gouvernements provinciaux le mettent en œuvre et le font respecter avant de songer à investir, de faire affaires avec les entreprises canadiennes et de soumissionner dans le cadre des marchés publics provinciaux et municipaux.

Cela signifierait que les avantages économiques pressentis prendraient plus de temps à se matérialiser.

C’est pour éviter une telle situation que le gouvernement fédéral a associé les provinces aux négociations.

Il ne faut non plus négliger le fait que le mécanisme de règlements de conflits donnerait le droit à l’Union européenne d’imposer des mesures de rétorsion contre le Canada et, plus particulièrement, contre les provinces fautives.

Vers un coup de force constitutionnel?

Une solution, selon Fafard et Leblond, serait d’accroître le pouvoir de conclure des traités du gouvernement du Canada, au moyen d’une modification constitutionnelle ou d’un renvoi devant la Cour suprême.

Il serait alors possible de faire annuler le principe selon lequel le pouvoir de conclure des traités du gouvernement du Canada ne peut empiéter sur les domaines de compétence provinciale.

Une autre avenue, privilégiée par Fafard et Leblond, serait d’associer les provinces dans le cadre de rencontres entre le gouvernement fédéral et les provinces. Les provinces pourraient alors manifester officiellement leur approbation de tout nouvel accord commercial par voie de communiqué ou par la signature d’un document officiel.

Cependant, la valeur juridique du document demeurerait limitée. Le gouvernement fédéral continuerait à se porter garant des provinces en cas d’infraction à l’AÉCG.

Un débat à faire

Il serait intéressant que d’autres constitutionnalistes émettent leur avis sur les implications constitutionnelles de cet éventuel accord.

D’un point de vue politique, il faudrait également évaluer les différents avenus qui s’offrent au gouvernement du Québec.

Bien entendu, il y a la volonté de diversifier nos relations économiques. Mais à quel prix?

Et quel est l’intérêt d’un gouvernement souverainiste à s’associer au gouvernement fédéral dans le cadre d’une telle entente?

Pour y voir plus clair, le SPQ Libre organise ce soir une assemblée publique avec :

Pierre Curzi
Ex-député du Parti Québécois

Pierre Paquette
Ex-député du Bloc Québécois

Michèle Boisclair
1ère vice-présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ)

Claude Vaillancourt
Président d’ATTAC-Québec

Lundi, 12 novembre
À 19 heures
Au Centre social des cols bleus regroupés de Montréal
9650, rue Papineau, Montréal
Metro Sauvé

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